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Dans la jungle urbaine

Par Marie-Claude Bourdon

18 juin 2007 à 0 h 06

Mis à jour le 28 août 2018 à 10 h 08

Le film commence. Des mains jouent du tam-tam. On aperçoit un grand chien noir. Des jeunes en bottes lacées dans le parc Émilie-Gamelin, à côté de l’UQAM. De leur campement de fortune, la caméra glisse sur le paysage urbain. On reconnaît un mur du parc Viger et sa couverture végétale. Sur la musique du tam-tam, une voix de jeune fille : «Ma tribu, ce n’est pas ma famille, dit la voix off. (…) D’où je viens, c’est la jungle, une jungle de métal, de béton et d’asphalte.»

Ce petit bijou sorti du bitume est un des extraits de films qu’on peut visionner sur le site de Vidéo Paradiso. Depuis trois ans, ce projet mis sur pied par la cinéaste Manon Barbeau (B.A. animation culturelle, 74) permet aux jeunes de la rue de faire des films pour parler d’eux et de leurs histoires. De leur existence précaire dans les rues du centre-ville, de leurs trips et de leurs overdoses, de leurs petites joies et de leurs grandes misères.

C’est en réalisant L’Armée de l’ombre, un film sur les jeunes de la rue de Québec qui a gagné le Gémeaux du meilleur documentaire, en 2000, que l’idée de Vidéo Paradiso a commencé à germer dans l’esprit de Manon Barbeau. «Les jeunes qui avaient participé à l’écriture du scénario se sentaient tellement fiers quand nous avons gagné le prix que j’ai voulu trouver un projet dans lequel ils pourraient continuer de s’impliquer», raconte la réalisatrice.

Le concept — une unité de création vidéo installée dans une roulotte qui va à la rencontre des jeunes, dans leur milieu — lui vient un peu plus tard, alors qu’elle tourne un documentaire avec de jeunes Amérindiens. Vidéo Paradiso a d’ailleurs un volet autochtone : la Wapikoni mobile, une roulotte qui se déplace d’une réserve à l’autre. À bord, de jeunes cinéastes accompagnent les participants à travers toutes les étapes de la production. «Les jeunes sont encadrés très étroitement par nos formateurs, dit Manon Barbeau. Mais ce sont eux qui tiennent la caméra, ce sont leurs idées, leurs champs d’intérêt et leur façon de traiter le sujet qui se retrouvent dans les films.»

Depuis 2003, plusieurs des courts métrages produits par les jeunes ont été sélectionnés dans de nombreux festivals nationaux et internationaux. « Dès le début, la qualité des films a dépassé mes attentes », affirme la réalisatrice. Fière du succès de ses poulains, Manon Barbeau l’est aussi du coup de pouce donné à tous les jeunes qui participent au projet. «Faire des films développe leur capacité d’écoute, d’entraide et de coopération, dit-elle. Ils apprennent l’importance de la ponctualité. Ne serait-ce que cela, c’est important pour raccrocher.»

Décrocher

Punks ou néopunks, grunge, skin heads, taggers, squeegees ou junkies, qu’est-ce qui attire les jeunes dans la rue ? Qu’est-ce qui les amène à décrocher au point de se retrouver à dormir dans une entrée d’immeuble ou sur un banc public? « Psychologue de proximité», la professeure de l’UQAM Sophie Gilbert (Ph.D. psychologie, 04) intervient auprès des jeunes dans les refuges et les ressources qu’ils fréquentent. Selon elle, dès qu’on met le pied sur le terrain, on se rend compte qu’il n’est pas possible de dresser un portrait robot des jeunes de la rue. «Alors que certains sont dans la confrontation avec les limites et l’autorité, d’autres ont complètement décroché de la réalité, souligne-t-elle. On ne parle pas des mêmes enjeux.»

Les adolescents qui sont dans la rue ne sont pas tous en fugue, loin de là. Selon la psychologue, «la plupart voient encore leurs parents épisodiquement, ne serait-ce que pour leur dire qu’ils ne veulent plus les voir! En fait, les parents sont d’autant plus présents dans la vie de ces jeunes que leur relation avec eux n’est pas réglée.»

Auteur de La rue attractive, le professeur de l’École de travail social Michel Parazelli (Ph.D. études urbaines, 97) s’intéresse depuis longtemps aux jeunes marginaux du centre-ville. Selon lui, les jeunes se reconnaissent dans un lieu symbolique — la rue –, qui signifie pour eux le rejet, l’abandon et la transgression. «Plusieurs ont été victimes de négligence, de violence ou d’agressions sexuelles dans leur famille, dit-il. Ils fuient parfois une réalité encore plus dure que celle de la rue.»

On trouve dans la rue des jeunes en provenance de toutes les classes sociales, mais la majorité proviennent de milieux défavorisés. «Multipoqués», plusieurs ont connu les foyers d’accueil et fréquenté les centres d’hébergement. Combien sont-ils? Il n’existe pas de données précises, mais selon une enquête de Santé Québec datant de 1998, le tiers des 28 000 itinérants de Montréal serait composé de jeunes de moins de 30 ans. «Montréal est un centre d’attraction pour tous les jeunes de la province», note Michel Parazelli. Pour les adolescents de l’Abitibi ou du Saguenay qui débarquent de l’autobus au Terminus Voyageur, Montréal est la mecque de la rue.

Ce qui rend la rue attractive, selon le chercheur, c’est aussi notre société qui exalte l’autonomie et la liberté; l’injonction à la singularité et à la performance qui pousse chaque individu à être l’artisan de son succès et à bricoler lui-même un sens à sa vie. «Pour le jeune qui ne trouve ni dans sa famille, ni à l’école, ni au Centre jeunesse de milieu où s’épanouir, il se peut, observe Michel Parazelli, que la rue devienne un lieu de socialisation par la marge.»

Pour les jeunes, la rue est une zone de vie sauvage au coeur de la vie civilisée où tout est possible. «C’est une histoire qu’ils se racontent, dit le professeur, mais comme tous les mythes, c’est parce qu’ils y croient que cela peut fonctionner.» Dans la rue, les jeunes se donnent la possibilité d’exister socialement, explique-t-il. «C’est pour cela que les projets de films, de photographie ou d’expression artistique en général ont tellement de succès. Les jeunes veulent montrer qui ils sont et dire pourquoi ils ne veulent pas adhérer au système.» Même si trop de jeunes y laissent leur peau, la rue peut aussi constituer un passage vers la vie adulte, croit Michel Parazelli.

Passage ou cul-de-sac?

«C’est vrai que la rue est un passage pour la majorité des jeunes, mais plus on y reste, plus on se dégrade», précise France Labelle (B.Ed. histoire, 80), cofondatrice et directrice du Refuge des jeunes. Plus les problèmes de toxicomanie s’aggravent, notamment. «La rue, c’est aussi le crack, l’héroïne, la prostitution, la quête, fouiller dans les poubelles…», rappelle cette grande défenseure, avec Dan Bigras, de la cause des jeunes marginaux.

Étudiant à la maîtrise en travail social sous la direction de Michel Parazelli, Sylvain Flamand est directeur de l’intervention pour l’organisme Dans la rue. Lui aussi est aux premières loges pour constater les dommages causés par la rue. «On voit des jeunes qui dérapent complètement, témoigne-t-il. Certains arrivent en état de délire. D’autres se couchent sur le plancher, en plein milieu de tout le monde. Ils ont totalement perdu leurs réflexes d’auto-protection.»

Tous les jeunes de la rue ne sont pas dépendants des drogues (même si tous en consomment) et ils ne souffrent pas tous de problèmes de santé mentale. Mais tous ont décroché à divers degrés. Dans l’univers de la rue, il n’y a qu’un temps : le présent. «Pour aider les jeunes à raccrocher, il faut trouver des moyens de remobiliser leur désir de se projeter dans le futur», dit la psychologue Sophie Gilbert.

Au Refuge, au Bunker ou Dans la rue, on offre de l’aide : un toit, une douche, un repas ou de l’assistance pour remplir un formulaire. Mais on essaie aussi, par tous les moyens, d’amener les jeunes à « raccrocher ». «L’idée, c’est de les remettre en mouvement, dit Sylvain Flamand. On leur propose toutes sortes d’activités : des sorties en canot, la salle d’ordinateurs, la musique, la danse contemporaine, la gravure sur verre, les jeux de table, du travail à la journée, payé cash, et même la possibilité de retourner à l’école s’ils décident de finir leur secondaire. Dès qu’un jeune formule un projet, on essaie de l’aider à le réaliser.»

Dans la roulotte de Vidéo Paradiso, les jeunes se découvrent de nouvelles compétences. Quand on a surtout connu des échecs à répétition, s’initier à la caméra ou au montage numérique est une expérience très valorisante. «Dans certains cas, c’est la première fois qu’on leur dit qu’ils sont bons, confie Manon Barbeau. Clairement, ça leur donne le goût de raccrocher à quelque chose, peut-être à eux-mêmes.»

Chassés de la rue

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les jeunes de la rue ne s’identifient pas aux itinérants. «Quand ils commencent à se voir comme ça, c’est souvent un déclencheur pour tenter de sortir de la rue», souligne Michel Parazelli. Mais comme les itinérants, leur présence est de moins en moins tolérée dans l’espace public. Les règlements municipaux interdisant de dormir dans les parcs, la revitalisation du centre-ville et le développement immobilier qui gruge leurs espaces de rencontre traditionnels sont en train de chasser les jeunes de la rue. Selon le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), le nombre de contraventions émises par la Ville de Montréal a été multiplié par quatre entre 1994 et 2004. Dans un des édicules de la station de métro Berri, on ferait même jouer de la musique classique pour faire fuir les jeunes flâneurs!

Où vont les jeunes? Ils se sont dispersés. On en voit dans Hochelaga-Maisonneuve, dans le Sud-Ouest, sur le Plateau. Ils se retrouvent dans des appartements insalubres et des squats, dont certains seraient plus dangereux que la rue. Le nettoyage de l’espace public ne fait pas disparaître les jeunes marginaux. Au Refuge, France Labelle n’observe pas de baisse de sa clientèle. Mais elle est témoin du harcèlement policier dont les jeunes sont victimes. «Ils peuvent accumuler des milliers de dollars en contraventions, dit-elle. Le pire, c’est que ça les rattrape souvent quand ils s’installent en appartement, au moment même où ils commencent à se stabiliser.» Résultat : de plus en plus de jeunes sont incarcérés pour amendes non payées.

Manon Barbeau souligne que la très touristique Ville de Québec n’est pas plus tendre à l’égard de ses jeunes marginaux. «On se fout qu’ils se suicident, dans la mesure où ils ne déparent pas le paysage.» En même temps, elle comprend «que les gens n’aiment pas trouver de seringues sur le trottoir et que les autorités municipales subissent les pressions des citoyens.» Selon elle, les projets comme Vidéo Paradiso aident à réduire les tensions. «Au square Berri, les projections publiques ont beaucoup contribué à changer le regard des citoyens sur les jeunes de la rue, affirme-t-elle. Les gens ont vu que ces jeunes ont aussi du talent.»

L’UQAM, parfois accusée d’être intolérante par rapport aux jeunes marginaux, les accueille depuis quelques années dans le cadre du Festival d’expression de la rue. «Pour nous, il va de soi que les jeunes de la rue font partie de la réalité du quartier », dit André Michaud, directeur du Service aux collectivités. Conjointement avec Dans la rue, l’UQAM a aussi lancé, en 2005, la Bourse Emmett-Johns/UQAM, destinée aux jeunes protégés du Père Emmett Johns, le fameux «Pops». Héroïnes rescapées de la jungle urbaine, deux étudiantes de l’UQAM, l’une en sexologie et l’autre en sciences comptables, sont passées des bancs de parc aux bancs d’université, en partie grâce à cette bourse!