Il y a quelques années, alors qu’elle était enseignante au préscolaire en maternelle quatre ans, Sarah Jane Mc Kinley s’est retrouvée à la bibliothèque de son école pour y chercher des albums jeunesse abordant les métiers. «La sélection me donnait l’impression d’être dans les années 1950. Les personnages féminins étaient infirmières, couturières ou enseignantes, tandis que les personnages masculins étaient pilotes ou médecins», raconte la doctorante en éducation, qui est également chargée de cours au Département de didactique.
Pourtant, plusieurs des livres qu’elle avait entre les mains étaient récents. Est-ce que le constat aurait été le même dans une autre école? Dans toutes les écoles du Québec? C’est pour répondre à ces questions qu’elle a élaboré un projet de thèse portant sur la division du travail entre les personnages féminins et masculins dans les albums jeunesse en maternelle quatre ans, sous la direction de la professeure Élaine Turgeon.
La socialisation différenciée
«Pourquoi avez-vous choisi le métier que vous pratiquez actuellement? Aviez-vous d’autres options? Plusieurs options? Je vous invite à considérer les aspirations professionnelles comme des items sur un menu. Certaines personnes ont accès à un grand menu, d’autres à un menu plus restreint.»
C’est ainsi que la doctorante a commencé sa présentation lors du concours Ma thèse en 180 secondes, le 26 mars dernier. Ayant piqué la curiosité du public, la chercheuse a enchaîné en soulignant que bien souvent, même en 2025, «les filles et les garçons n’ont pas accès aux mêmes expériences ni aux mêmes modèles en lien avec les métiers. C’est ce que l’on nomme la socialisation différenciée. Par exemple, on encourage les filles à jouer à des jeux relationnels, comme la poupée, la maison, papa-maman, tandis qu’on oriente les garçons vers des jeux de construction.» Cela encourage, chez les filles, des carrières dans le domaine de l’enseignement ou des soins aux enfants; et chez les garçons, des aspirations professionnelles en lien avec la science ou les technologies.
Les albums jeunesse, constate la chercheuse, semblent reproduire ce phénomène de socialisation différenciée.
«Dans les milieux défavorisés, les enfants n’ont pas beaucoup de livres à la maison. C’est d’autant plus important que les albums jeunesse utilisés à l’école présentent une diversité de parcours professionnels tant pour les filles que pour les garçons.»
Sarah Jane Mc Kinley
Doctorante en éducation et chargée de cours au Département de didactique
Prédominance de personnages masculins
Sarah Jane Mc Kinley a constitué son échantillon en s’appuyant sur les données récoltées dans le cadre d’un projet de recherche de la professeure Annie Charron sur la qualité des interactions dans les classes de maternelle quatre ans. Celles-ci, rappelons-le, ont été d’abord implantées en milieux défavorisés. «Une partie du projet consistait à évaluer les coins lecture en répertoriant tous les livres accessibles aux enfants, soit 2 539 livres pour 30 classes réparties à travers le Québec, précise la doctorante. Une fois retirés les titres qui n’étaient pas des récits et supprimé les doublons, il me restait 1 509 ouvrages.»
Les infos en sa possession au sujet de ces livres jeunesse étaient minimales: le titre, l’auteur, la maison d’édition et l’année de publication. «Pour en analyser le contenu, il a fallu que je les retrouve à la BAnQ. J’y ai passé un été en résidence dans la section jeunesse, raconte-t-elle en riant. J’en ai retrouvé 986.»
Bien sûr, tous ces livres ne mettaient pas en scène un personnage pratiquant un métier ou évoquant sa profession. «J’en ai retenu environ le quart, soit 217 albums jeunesse, lesquels présentent au total 479 personnages pratiquant un métier. Les deux tiers de ceux-ci sont des personnages masculins.»
La chercheuse a réparti ces 479 personnages en 10 domaines professionnels. Elle a observé que les personnages masculins étaient sur-représentés dans une majorité de ceux-ci, parmi lesquels «Sciences, génie et mathématiques», «Médecine et autres soins professionnels de la santé nécessitant un doctorat», «Arts, littérature, divertissements et loisirs», «Agriculture, foresterie et faune», «Transport, construction et production industrielle» et «Service public, sécurité et communautaire». «Cette surreprésentation peut être expliquée par des stéréotypes de genre liés au masculin tels que le fait d’être assertif, ambitieux, analytique, indépendant, puissant et prêt à prendre des risques», illustre-t-elle.
«Le seul domaine à prédominance féminine était l’enseignement et les soins aux enfants.»
La surreprésentation statistiquement significative dans ce domaine peut être expliquée par les stéréotypes de genre liés au féminin comme le caring, observe la chercheuse. «Et les quelques personnages féminins dans le domaine de la gestion étaient majoritairement des directrices d’école!»
La doctorante ne jette pas la pierre aux autrices et aux auteurs. «Les stéréotypes de genre sont utilisés pour faciliter la lecture chez les apprentis lecteurs, observe-t-elle. Dans la série d’albums Benjamin la tortue, par exemple, la maman porte un tablier. C’est de cette façon que l’on peut la reconnaître. Mais cela envoie aussi le signal qu’elle est mère au foyer.»
Sa recherche démontre que le phénomène est un peu plus marqué dans les ouvrages français, qui composaient le tiers de son échantillon, que dans les ouvrages québécois, même si ces derniers n’en sont pas exempts. «À l’école où j’enseignais, on m’avait finalement octroyé un budget pour que j’achète des livres non stéréotypés et cela avait été difficile!», se rappelle-t-elle.
Outiller les enseignantes pour un choix éclairé
Au Québec, les manuels scolaires sont approuvés par le Bureau d’approbation du matériel didactique, qui s’assure que ceux-ci correspondent aux orientations et aux contenus des programmes ministériels et que l’on n’y retrouve pas de représentations ou de stéréotypes sexistes, racistes ou discriminatoires. Les albums jeunesse, qui constituent les principaux outils des enseignantes de maternelle quatre ans, ne sont pas assujettis à ce processus réglementaire.
Sarah Jane Mc Kinley ne jette pas davantage la pierre aux enseignantes du préscolaire. «Elles héritent la plupart du temps des albums jeunesse disponibles dans l’école», observe-t-elle.
Son objectif n’est pas non plus de militer pour la création d’une autre forme de bureau d’approbation qui chapeauterait les achats d’albums jeunesse ou pour la création de listes d’ouvrages préapprouvés. «Les enseignantes doivent conserver la liberté de choisir les ouvrages qu’elles souhaitent utiliser en classe, estime-t-elle. En ce sens, j’espère que ma recherche pourra les outiller et les inciter à faire des choix conscients et éclairés permettant de contrer les effets de la socialisation différenciée.»
Pour s’assurer que les enseignantes puissent trouver ce type d’ouvrages, Sarah Jane Mc Kinley jongle avec l’idée de demander aux maisons d’édition de porter attention aux stéréotypes de genre présents dans les manuscrits qui leur sont soumis. «En étant exposés à des représentations non stéréotypées, les enfants pourront élargir leurs horizons quant aux métiers qu’ils souhaitent pratiquer plus tard et ce choix risque de refléter davantage leurs intérêts personnels», conclut-elle.