Les Illuminati, la théorie des reptiliens, les Protocoles des Sages de Sion, les attentats du 11 septembre commandités par le gouvernement américain, les plans diaboliques de Bill Gates, le réseau de pédophiles satanistes du Pizzagate, la COVID-19… Les théories du complot ne manquent pas. Les jeunes sont-ils particulièrement vulnérables devant ces affabulations? C’est ce qu’une équipe de recherche a voulu savoir.
En collaboration avec sa collègue Maryse Potvin, du Département d’éducation et formations spécialisées, ainsi que David Morin, Marie-Ève Carignan et Mathieu Colin, respectivement co-titulaires et postdoctorant de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents à l’Université de Sherbrooke, Stéphanie Tremblay vient de compléter un projet CRSH Développement Savoir intitulé «Jeunes et “complots” au Québec: vocabulaire, résonance et logiques d’adhésion».
«Les conflits et les pandémies, comme on a pu le constater ces dernières années, suscitent de la peur, une panique morale qui agit comme un élément déclencheur faisant resurgir d’anciennes théories du complot ou en alimentant de nouvelles. Et les jeunes sont souvent perçus comme étant les plus crédules en rapport avec ces discours alternatifs», observe la professeure du Département de sciences des religions Stéphanie Tremblay.
Si un récent rapport de recherche de l’UNESCO soutient que la distribution des adhérents convaincus aux théories du complot culmine chez les 45-54 ans, des sondages menés en Europe et en Amérique du Nord soulignent plutôt la vulnérabilité des adolescents. C’est le cas notamment d’un sondage Léger, réalisé en septembre dernier auprès d’environ 1000 répondants à la demande de l’École des médias de l’UQAM et du Centre québécois d’éducation aux médias et à l’information. Ce dernier révèle que les 18-34 ans sont les plus susceptibles d’adhérer à différentes théories du complot. Un autre sondage, américain celui-là et réalisé en mars 2023 auprès de plus de 1000 adolescents de 13 à 17 ans et autant d’adultes, dévoile que 60 % des ados se sont dit d’accord avec au moins quatre des déclarations à saveur complotiste qu’on leur a soumises.
Selon Stéphanie Tremblay, la réalité est probablement plus complexe que ce que laissent voir les conclusions de ces sondages. «C’est pourquoi nous avons réalisé des entretiens d’une heure avec 44 jeunes de 17 à 29 ans inscrits à différents programmes dans trois cégeps de la Montérégie. Et ce que nous avons constaté, c’est que les jeunes interviewés étaient plutôt modérés par rapport aux théories du complot.»
Difficile à définir
«Notre point de départ pour entamer la discussion était la pandémie, raconte la professeure. Nous demandions aux jeunes comment ils avaient vécu cette période, puis nous leurs parlions des théories du complot. Nous nous sommes intéressés au vocabulaire qu’ils utilisent en rapport avec ces théories et au sens qu’ils donnent aux concepts qui s’y rattachent.»
Les théories du complot ont pour dénominateur commun la croyance en l’action d’un groupe maléfique qui tire les ficelles du pouvoir en secret, qui dissimule la réalité au peuple maintenu dans l’ignorance. «Le premier constat qui nous a étonnés, c’est que pour plusieurs jeunes, il est difficile de définir ce qu’est une théorie du complot, note Stéphanie Tremblay. Cela demeure pour eux flou et confus, et ce, même s’ils reconnaissent avoir entendu l’expression à plusieurs reprises en contexte pandémique.»
«Le premier constat qui nous a étonnés, c’est que pour plusieurs jeunes, il est difficile de définir ce qu’est une théorie du complot.»
Stéphanie Tremblay
Professeure au Département de sciences des religions
S’ils ont du mal à définir le phénomène, les jeunes peuvent en revanche en donner quelques exemples, souvent tirés de la science-fiction et des romans d’anticipation. «Le film La Matrice a été cité à plusieurs reprises», souligne la chercheuse à propos du méga succès cinématographique de 1999 et de sa fameuse scène de la pilule rouge et de la pilule bleue, illustrant le choix entre la volonté d’apprendre une vérité potentiellement dérangeante et celle de rester dans une ignorance satisfaisante. Plusieurs groupes complotistes ont repris à leur compte cette métaphore depuis la sortie du film.
Trois manières d’envisager les théories du complot
La professeure et ses collègues ont tenté de cerner comment les jeunes traitent les différentes théories du complot auxquelles ils sont confrontés. Trois manières d’envisager et d’analyser ces théories, qui se croisent souvent dans le discours des jeunes, ont émergé.
«Dans l’ensemble, les jeunes perçoivent certaines théories du complot comme ridicules et absurdes et ils attribuent souvent spontanément la crédulité de leurs adhérents à un manque d’éducation et d’esprit critique», souligne Stéphanie Tremblay. C’est notamment le cas pour les théories éloignées du sens commun, comme la théorie de la Terre plate, qui gagne en popularité sur le web. «Plusieurs jeunes traitent ce type de théorie sur un registre épistémique du vrai ou faux. C’est la connaissance qui prime. Si la science comme institution a démontré que c’était faux, alors la question est réglée.»
Par contre, la puce 5G dans le vaccin contre la COVID-19 ou la possibilité que les vaccins aient été trafiqués par un pouvoir mal intentionné pour nous dominer sont considérées comme davantage plausibles. «On n’y adhère pas nécessairement, mais la proposition paraît moins loufoque que celle de la Terre plate pour de nombreux étudiants», explique Stéphanie Tremblay. On se situe alors dans un registre politique. Les critères pour déterminer si ce type de discours est vrai ou pas font appel à la confiance, à l’évaluation de la sincérité du gouvernement ou des autorités de santé publique. «C’est comme si une autre forme de réflexivité critique se mettait en place et qu’on soupesait la plausibilité d’une proposition remettant en cause la vérité officielle en réfléchissant aux épisodes passés de corruption, de «vrais» complots, etc. Les jeunes utilisent l’expression “Je ne suis pas complotiste, mais il y a des éléments qui me font réfléchir…”», illustre la chercheuse.
Certains jeunes disent par ailleurs avoir confiance en l’autorité scientifique comme institution, pourvu que celle-ci demeure ouverte aux nouvelles idées. «Certaines théories complotistes pourraient s’avérer fondées et démontrées, un jour, par la science, soutiennent certains d’entre eux», ajoute la professeure.
Le troisième registre se situe au niveau de l’éthique. «Même si certaines théories peuvent paraître loufoques, une majorité des jeunes s’indigne et dénonce vivement le traitement par les médias et les gouvernements des personnes considérées comme complotistes durant la pandémie», révèle Stéphanie Tremblay. On juge ce traitement inutile, inacceptable et contre-productif, voire discriminatoire et diffamant. «Les jeunes affirment que l’on peut remettre en question des propos ou même les considérer comme absurdes, sans toutefois accoler l’étiquette de complotiste aux personnes sous prétexte que leur discours s’écarte des lignes directrices officielles de la santé publique», précise la professeure.
Ultralibéralisme
Cette lorgnette éthique par laquelle les jeunes analysent les discours complotistes est fascinante pour l’équipe de recherche, car elle illustre parfaitement une caractéristique partagée par la plupart des jeunes interviewés: une sorte d’ultra-tolérance ou d’ultralibéralisme. «Pour ces jeunes, la liberté d’expression est considérée comme une valeur cardinale, chacun ayant le droit de défendre le message qu’il souhaite dans la mesure où cela implique le respect d’autrui et l’absence de violence», rapporte Stéphanie Tremblay.
«Tout le monde peut penser ce qu’il veut, pourvu que cela ne m’affecte pas directement» semble être le leitmotiv de ces jeunes. «Pour eux, si une personne considère qu’une chose est vraie et que c’est bon pour elle, on doit respecter cela», souligne la chercheuse.
«Pour ces jeunes, la liberté d’expression est considérée comme une valeur cardinale, chacun ayant le droit de défendre le message qu’il souhaite dans la mesure où cela implique le respect d’autrui et l’absence de violence.»
Lorsque l’équipe de recherche demandait aux jeunes si l’on devrait aborder la question des théories du complot dans les cours au cégep, la réponse de plusieurs était «oui, mais il faut être attentif et prudent pour ne pas blesser des personnes», ajoute-t-elle.
«Sans être alarmistes, il y a là une tendance à considérer avec sérieux, analyse la chercheuse. Pour les jeunes, la ligne de démarcation entre les différents registres de savoirs ou de contextes – science, morale, opinion – semble dans certains cas s’estomper. Cela s’inscrit dans le contexte plus large d’une crise de la rationalité, dans ce contexte où les vérités sont multiples et où il existe une fluidité entre les différents types de savoirs, de représentations et de visions du monde.»
Les faits saillants de cette étude font l’objet de deux balados réalisés avec le Cégep Édouard-Montpetit, partenaire du projet. «Un numéro thématique de la revue Politique et Sociétés est à paraître et une monographie est en préparation», annonce Stéphanie Tremblay.