L’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand conviait le public à une table ronde, le 6 mars dernier, au lendemain du super mardi qui semble avoir confirmé – à moins d’un revirement spectaculaire – la candidature de Joe Biden et de Donald Trump à l’élection présidentielle de novembre 2024.
Animé par la journaliste de Radio-Canada Ximena Sampson (M.A. science politique, 2014), l’événement réunissait le professeur du Département de science politique Frédérick Gagnon (Ph.D. science politique, 2008), titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand et directeur de l’Observatoire sur les États-Unis; Andréanne Bissonnette (Ph.D. science politique, 2023), chercheuse associée à l’Observatoire sur les États-Unis; Christophe Cloutier-Roy (Ph.D. science politique, 2021), directeur adjoint de l’Observatoire sur les États-Unis et chercheur postdoctoral; et Julien Tourreille (Ph.D. science politique, 2016), chercheur en résidence à l’Observatoire sur les États-Unis.
Les quatre spécialistes ont dressé un état de la situation des primaires américaines et sont revenus sur certaines questions et enjeux essentiels de cette année électorale.
Match revanche pour Donald Trump?
Il n’y pas vraiment de suspense dans ces primaires américaines, reconnaît d’entrée de jeu Julien Tourreille. «Biden et Trump seront les deux candidats, même s’il y a deux épées de Damoclès au-dessus de leur tête, à savoir les ennuis judiciaires pour Donald Trump – qui paradoxalement le rendent plus fort – et leur âge respectif, une variable qui affecte surtout Joe Biden.»
Ce match revanche ne serait pas une première dans l’histoire américaine, puisque cela est survenu à six autres reprises, la plus récente étant en 1956 alors qu’Adlai Stevenson avait tenté sa chance une seconde fois face au président Dwight Eisenhower. «Mais ce qui ressemble le plus au cas de figure de 2024, ce sont les élections de 1888 et 1892, alors que le démocrate Grover Cleveland, qui avait été élu pour un premier mandat en 1884, avait été battu par le républicain Benjamin Harrison quatre ans plus tard, et l’avait emporté contre le même Harrison en 1892, raconte Christophe Cloutier-Roy. La différence majeure est que Cleveland avait gagné le suffrage populaire en 1888, contrairement à Trump en 2016 et en 2020.»
L’emprise de Trump sur les républicains
Environ 60 % des électeurs républicains se disent prêts à voter pour Trump même s’il était jugé coupable à l’issue de l’un de ses procès. Comment expliquer ce phénomène? «C’est un appui sectaire, répond sans détour Julien Tourreille. On le voit dans ses discours devant les foules, il ne présente aucune politique publique. Il dit seulement: “Je suis votre héros” et les gens le suivent. Nous sommes démunis comme politologues devant ce culte de la personnalité. Même les républicains modérés n’osent pas remettre en question leur allégeance à Trump. Cela dépasse l’entendement.»
«Trump fait rire les gens, il donne un spectacle et ses partisans adorent ça.»
Frédérick Gagnon
Titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand et directeur de l’Observatoire sur les États-Unis
Les portraits des partisans de Trump manquent parfois de nuances, reconnaît toutefois Frédérick Gagnon. «Oui, il y a un aspect qui relève du culte de la personnalité, mais il y a plus que ça, analyse-t-il. Certains partisans de Trump sont lucides. Ils savent bien que ce n’est pas quelqu’un de fréquentable ni de recommandable, mais ils se disent qu’à tout prendre, c’est encore mieux que Biden, car Trump leur a “donné” des juges conservateurs à la Cour suprême, des réductions d’impôts pour les plus riches et les entreprises, une politique ferme à la frontière avec le Mexique. Et on peut ajouter qu’il n’a pas lancé de nouvelles guerres à l’international. Bien sûr, les guerres en Ukraine et au Proche-Orient n’ont pas été lancées par Biden, mais Trump martèle que sous sa présidence, les États-Unis n’étaient pas en guerre… et il a raison!»
Le titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand est allé au New Hampshire afin d’assister à un rassemblement du candidat républicain au cours des derniers mois. «Trump fait rire les gens, il donne un spectacle et ses partisans adorent ça», raconte-t-il.
«Plusieurs élus républicains souhaitent que Trump soit élu à nouveau afin de pouvoir adopter des politiques très conservatrices dans leur État.»
Andréanne Bissonnette
Chercheuse associée à l’Observatoire sur les États-Unis
On explique souvent l’emprise de Trump sur le parti républicain en faisant référence à sa base partisane, mais, ce faisant, on oublie que plusieurs élus républicains souhaitent le maintenir au pouvoir. «Trump représente une caisse de résonance pour leurs idées ultraconservatrices, observe Andréanne Bissonnette. Hier, le gouverneur du Texas Greg Abbott a remporté des victoires éclatantes. Huit des dix candidats ultraconservateurs qu’il soutenait l’ont emporté ou sont en voie de l’emporter. Plusieurs élus républicains comme Abbott souhaitent que Trump soit élu à nouveau afin de pouvoir adopter des politiques très conservatrices dans leur État.»
Biden poussé vers la sortie?
Du côté démocrate, Joe Biden affronte un vent de face puisque plusieurs commentateurs et commentatrices politiques remettent en question sa capacité à mener la prochaine campagne électorale en raison de son âge et de ses défaillances physiques occasionnelles. Les démocrates pourraient-ils le pousser vers la sortie? Pourrait-il se retirer de lui-même avant le mois de novembre?
«Il faut être prudent lorsqu’on parle de l’impopularité de Biden, puisque son taux de popularité auprès des démocrates tourne autour de 81-82 %. C’est loin d’être formidable, mais ce n’est pas catastrophique non plus», analyse Christophe Cloutier-Roy.
«Aucun président n’a renoncé à briguer un second mandat depuis Lyndon B. Johnson, en 1968.»
Christophe Cloutier-Roy
Directeur adjoint de l’Observatoire sur les États-Unis et chercheur postdoctoral
Parmi les griefs des démocrates à l’encontre de Joe Biden, on note son âge ainsi que ses positions trop centristes selon les franges les plus activistes du parti. Mais les électeurs qui s’en font pour ces raisons vont finir par se rallier lors de l’élection générale, souligne le chercheur. «Les enjeux qui risquent d’être préjudiciables à Biden sont l’immigration et la politique au Proche-Orient.»
«Aucun président n’a renoncé à briguer un second mandat depuis Lyndon B. Johnson, en 1968, rappelle Christophe Cloutier-Roy. Si cela survenait, ce serait une convention ouverte avec des candidates et candidats qui sont restés sur les lignes de côté jusqu’à maintenant. Cela demeure de la politique-fiction pour l’instant!»
Les chances de voir Biden se retirer de lui-même de la course sont très minces, voire inexistantes, insiste Frédérick Gagnon. «Biden estime que Trump représente une menace pour la société américaine et il croit qu’il peut le battre à nouveau. Il se présente comme “le petit gars de Scranton”, en Pennsylvanie et c’est important, car l’élection présidentielle américaine ne se joue pas à l’échelle du pays, mais plutôt dans quelques États clés.»
En 2020, ces États étaient la Pennsylvanie, le Michigan, le Wisconsin, la Géorgie et l’Arizona. Cette année il faudra également surveiller le Nevada et peut-être la Caroline du Nord. «Les démocrates qui rêvent du gouverneur de la Californie Gavin Newsom devraient y penser à deux fois, car il est inconnu dans les États du Midwest», fait remarquer Frédérick Gagnon.
«Si les sondages nationaux demeurent aussi calamiteux dans les prochains mois, on risque d’entendre certains stratèges démocrates demander que Joe Biden se retire.»
Julien Tourreille
Chercheur en résidence à l’Observatoire sur les États-Unis
Malgré toutes les faiblesses de Biden, plusieurs membres du parti démocrate continuent de croire qu’il est le meilleur pour battre Trump. «En science politique, le concept de “dépendance au sentier” stipule que l’on a tendance à aller de l’avant avec des recettes connues qui ont fonctionné dans le passé, explique le professeur. Ainsi, on espère que Biden va tenir le coup et répéter son succès de 2020.» L’équipe démocrate, ajoute-t-il, semble avoir adopté la stratégie de laisser Joe Biden être lui-même (Let Joe be Joe) malgré son côté gaffeur. «On mise sur la possibilité qu’il puisse lui-même rire de ses erreurs et que ce soit payant électoralement.»
Personne jusqu’ici n’a osé remettre en question le président au sein du parti démocrate. «Si les sondages nationaux demeurent aussi calamiteux dans les prochains mois, on risque d’entendre certains stratèges démocrates demander que Joe Biden se retire», estime toutefois Julien Tourreille.
Ce qui ferait assurément le bonheur des analystes politiques, souligne le chercheur en évoquant les trois scénarios possibles. «S’il devait se retirer avant la fin des primaires, d’ici au 4 juin, ce serait complexe pour le parti, car il faudrait trouver d’autres candidats et candidates. Une fois la convention démocrate du mois d’août passée, ce serait Kamala Harris qui prendrait la succession. Mais s’il se retirait entre la fin des primaires et le début de la convention démocrate, ce serait fascinant. On vivrait la nuit des longs couteaux et il y aurait plusieurs jeux de coulisses, entre autres pour écarter Kamala Harris, qui n’apparaît pas comme une candidate idéale pour affronter Donald Trump. Cela dit, ne suspendez pas vos vacances pour cela!»
L’enjeu de l’immigration
La question de l’immigration irrégulière à la frontière américano-mexicaine est assurément un enjeu majeur de cette élection présidentielle. «C’est un enjeu dont Biden a hérité et qui a un impact à l’intérieur même du parti démocrate, analyse Andréanne Bissonnette. Le gouverneur républicain du Texas paie les billets d’autobus pour transférer les migrants vers les villes démocrates dites sanctuaires, notamment Chicago, Denver et New York. Les maires de ces villes demandent au président plus de ressources pour répondre à la demande car, bien qu’elles soient des métropoles, elles ne sont pas habituées à traiter avec des demandeurs d’asile. Cela rend cet enjeu visible dans des parties des États-Unis où il ne l’était pas. Et cela a un impact sur les perceptions des électeurs.»
«Seuls 28 % des Américains sont satisfaits de la gestion de la frontière et de l’immigration par Joe Biden.»
Frédérick Gagnon
Cela amène aussi des amalgames fréquents entre immigration, itinérance et consommation de stupéfiants. «Les électeurs concluent que l’immigration et la frontière sont au cœur des problèmes sociaux et ils veulent que le président agisse, poursuit la chercheuse. Biden se retrouve dans la position délicate de devoir se rapprocher du centre et du centre-droit en matière d’immigration.»
Un sondage récent révélait qu’une majorité d’électeurs américains considèrent que l’augmentation de l’immigration est liée à une augmentation de la criminalité. «Or, cette perception va à l’encontre de toutes les études en criminologie, en science politique et en sociologie, qui démontrent que plus il y a de l’immigration, plus faible est le taux de criminalité à l’échelle d’un comté», souligne Andréanne Bissonnette.
L’immigration est la question de l’urne en ce moment selon un récent sondage Gallup, croit Frédérick Gagnon. «Cet enjeu passe avant l’inflation et l’économie. Seuls 28 % des Américains sont satisfaits de la gestion de la frontière et de l’immigration par Joe Biden», observe-t-il.
Le président aura la possibilité de marquer des points le 7 mars lors du discours sur l’État de l’Union. «Ce sera l’un de plus importants discours de sa carrière politique», croit le titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand.
La guerre au Proche-Orient
La politique étrangère n’est généralement pas un enjeu dans l’élection présidentielle américaine, mais le conflit au Proche-Orient risque d’avoir un impact sur les choix électoraux des communautés arabo-musulmanes dans plusieurs États clés, dont le Michigan.
«Le parti démocrate a perdu des plumes auprès des latino-américains en 2020. On ne peut pas en perdre chez les électeurs arabo-musulmans en plus sans que cela n’ait une influence directe sur l’élection présidentielle.»
Andréanne Bissonnette
«L’appui inconditionnel à Israël de la part de Joe Biden dès le début du conflit entre Israël et le Hamas pourrait lui causer du tort, notamment au Michigan et au Minnesota», observe Christophe Cloutier-Roy. Le Minnesota vote démocrate depuis 1976 et il serait tout à fait possible que le vote de la communauté somalienne bloque la voie à Joe Biden ou lui complique la tâche.
«Il ne faut pas non plus oublier que la communauté afro-américaine, l’un des piliers de la coalition électorale démocrate, appuie historiquement le mouvement palestinien et cela pourrait faire mal au président sortant», ajoute Christophe Cloutier-Roy. «Le parti démocrate a perdu des plumes auprès des latino-américains en 2020. On ne peut pas en perdre chez les électeurs arabo-musulmans en plus sans que cela n’ait une influence directe sur l’élection présidentielle», ajoute Andréanne Bissonnette.
Les pirouettes de Trump
Le paradoxe, c’est que le bilan de la politique étrangère de Joe Biden est somme toute positif, notamment avec son soutien à l’Ukraine, note pour sa part Julien Tourreille. «Mais Trump a un argument hyper efficace pour contrer cela. Il répète sans cesse que lorsqu’il était président, il n’y avait pas de guerres. C’est malhonnête, mais ça fonctionne auprès de l’électorat.»
«C’est réellement troublant d’entendre Trump dire qu’il serait plus habile en politique étrangère, souligne Frédérick Gagnon. Il affirme qu’il n’y aurait plus de conflit en Ukraine, car il parlerait à Vladimir Poutine. Et il affirme qu’il mettrait fin au conflit entre Israël et le Hamas. Mais il n’en dit pas plus! Et ça fonctionne pour sa base partisane…»
«Les électeurs américains n’ont plus d’appétit pour les guerres à l’international et cela n’avantage pas Biden, poursuit le professeur. Trump veut avoir le plus gros budget militaire au monde, mais il ne veut pas faire la guerre. C’est l’héritage de Reagan et cela aussi fonctionne auprès de ses électeurs.»
Les enjeux économiques
Pendant des décennies, les indicateurs économiques étaient garants des prédictions quant aux résultats des élections présidentielles, mais cela n’est plus le cas maintenant en raison de la polarisation et de la personnalisation de la politique américaine, observent les quatre spécialistes.
«Dans plusieurs pays occidentaux, il y a un problème de perception qui brouille le lien entre les faits et le ressenti des individus.»
Julien Tourreille
«Les républicains ne donnent aucun crédit à l’administration Biden et l’inverse serait vrai si Trump revenait au pouvoir, souligne Christophe Cloutier-Roy. Même les médias américains sont polarisés et l’information passe par des lorgnettes idéologiques. C’est ce qui explique que les électeurs républicains ont une vision défavorable de l’économie même si, objectivement, selon les indicateurs, celle-ci se porte bien.»
«Dans plusieurs pays occidentaux, il y a un problème de perception qui brouille le lien entre les faits et le ressenti des individus», note Julien Tourreille. Le bilan économique de Joe Biden est historiquement remarquable, avec la création de 15 millions d’emplois, une inflation sous les 3 % et une reprise post-pandémique, illustre-t-il. Pourtant, 75 % des Américains pensent que le pays s’en va dans la mauvaise direction. «On vit une sinistrose en Occident. Je crois que les citoyens doivent se poser des questions sur leurs attentes et sur les critères qui faussent leur jugement.»
Les quatre spécialistes ont répondu à quelques questions du public avant de clore la table ronde, que l’on peut écouter ou réécouter sur le site du balado de la Chaire Raoul-Dandurand et sur sa chaîne YouTube.
D’autres événement seront organisés par la Chaire Raoul-Dandurand en lien avec les élections américaines au cours des prochains mois.
On peut consulter le guide des élections présidentielles de la Chaire pour mieux comprendre le processus électoral américain.