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Retour sur l’élection présidentielle

Les spécialistes de la Chaire Raoul-Dandurand livrent leur analyse lors d’une table ronde.

Par Pierre-Etienne Caza

12 novembre 2024 à 17 h 03

Les spécialistes de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand avaient donné rendez-vous au public, le 12 novembre dernier, au Salon orange du Centre Pierre-Péladeau, pour une table ronde visant à analyser les résultats de l’élection présidentielle américaine.

On y retrouvait le professeur du Département de science politique Frédérick Gagnon, titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand et directeur de l’Observatoire sur les États-Unis; la professeure de l’Université de Sherbrooke Karine Prémont, directrice adjointe de l’Observatoire; les chargés de cours Christophe Cloutier-Roy et Julien Tourreille, respectivement directeur adjoint et chercheur en résidence à l’Observatoire.

«Avec une semaine de recul, comment peut-on expliquer les résultats de l’élection américaine?», a demandé d’entrée de jeu l’animatrice Julie-Pier Nadeau, chercheuse associée à l’Observatoire.

«La statistique qui me permet de mieux comprendre ce qui s’est passé est la suivante: 75 % des Américains pensent que le pays va dans la mauvaise direction, observe Karine Prémont. L’économie a joué un rôle prépondérant dans l’élection, tout comme le fait que la campagne démocrate a manqué de temps, Kamala Harris n’ayant eu qu’une centaine de jours pour se positionner. Et justement, celle qui a remplacé Joe Biden n’a pas réussi à se définir clairement auprès de l’électorat américain.»

«C’est une victoire colossale pour Trump, qui devient le premier candidat républicain depuis 2004 à gagner le vote populaire et le collège électoral.»

Frédérick Gagnon

Titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand et directeur de l’Observatoire sur les États-Unis

«Des millions d’électeurs démocrates ne sont pas allés voter, analyse de son côté Christophe Cloutier-Roy. Pourquoi? C’est la grande question à laquelle nous tenterons de répondre aujourd’hui.»

«Nous avions dit une semaine avant le vote que le contexte était défavorable aux démocrates, souligne Frédérick Gagnon. Biden était moins populaire que Trump à pareille date dans sa présidence, les Américains voulaient du changement. Or, Kamala Harris n’a pas été en mesure d’incarner ce changement.»

Avant l’élection, la question de la prime à l’urne était sur toutes les lèvres. Est-ce que Kamala Harris allait en bénéficier en raison des enjeux liés à l’avortement? «Les résultats indiquent clairement que non, car Donald Trump a fait des gains partout au pays par rapport à 2020, dans les comtés ruraux, dans les banlieues et dans les villes, auprès de tous les types d’électeurs, sauf peut-être les électrices blanches», ajoute le titulaire de la Chaire.

Il rappelle que Joe Biden avait remporté le vote des femmes par 15 % sur Trump en 2020, alors que Harris a récolté seulement 8 % de plus que son rival cette année. En 2020, Biden avait remporté le vote chez les électeurs latino-américains par 33 %; cette fois-ci Harris l’a emporté par 6 %. Harris a gagné le vote des modérés par 17 %, Biden l’avait emporté par 30 % en 2020. Chez les 18 à 29 ans, la candidate l’a emporté par 11 % contre 24 % pour Biden en 2020. Et chez les électeurs qui votaient pour la première fois, Kamala Harris a perdu le vote par 13 % alors que Biden l’avait gagné par 32 % en 2020. «C’est une victoire colossale pour Trump, qui devient le premier candidat républicain depuis 2004 à gagner le vote populaire et le collège électoral. Comme en 2020, les gens voulaient du changement et l’administration au pouvoir a payé le prix de son bilan.»

La stratégie démocrate de miser sur la question de l’avortement et sur la menace à la démocratie n’a pas fonctionné, constate pour sa part Julien Tourreille. «Les deux enjeux étaient légitimes, mais l’électorat n’y a pas été sensible quant au choix de la présidence.»

«Le parti démocrate souffre depuis longtemps d’un problème d’image, estime pour sa part Christophe Cloutier-Roy. Il est perçu comme un parti élitiste qui ne représente pas les Américains “ordinaires”. Cela explique, entre autres, pourquoi les travailleurs syndiqués votent majoritairement pour les Républicains, qui n’ont jamais rien fait pour eux malgré toutes leurs promesses de campagne…»

Les démocrates devront tenir de gros débats en vue de la présidentielle de 2028, observe Frédérick Gagnon. «Même si elle a mené une campagne au centre, Kamala Harris a vécu les contrecoups de sa campagne de 2020. Pendant les primaires, elle s’était définie comme une candidate aussi à gauche que Bernie Sanders. Cette année, les Républicains ont repris ses citations et elle n’a pas réussi à convaincre l’électorat qu’elle était une candidate centriste.»

«Le parti démocrate souffre depuis longtemps d’un problème d’image. Il est perçu comme un parti élitiste qui ne représente pas les Américains “ordinaires”.»

Christophe Cloutier-Roy

Directeur adjoint de l’Observatoire sur les États-Unis

Les élites politiques et économiques américaines ont perdu le contact avec monsieur et madame tout le monde et, comme le répète Bernie Sanders, le parti démocrate a perdu l’appui de la classe moyenne, poursuit le professeur. «Steve Bannon, proche stratège de Trump lors de sa campagne en 2016, voulait engendrer un réalignement électoral pour courtiser la classe ouvrière. Le Parti républicain a manifestement réussi.»

Depuis 2014, Frédérick Gagnon et Christophe Cloutier-Roy se rendent régulièrement aux États-Unis pour y réaliser des entretiens avec des membres des deux partis. «C’est toujours plus difficile d’avoir accès aux démocrates, observe le titulaire de la Chaire. C’est une attitude qui, je crois, reflète cette déconnexion avec l’électorat. Les républicains, eux, sont accueillants, ouverts, curieux à notre égard.»

Nouveaux paradigmes médiatiques

En 2016, on a dit que la couverture médiatique disproportionnée de Donald Trump avait eu un rôle à jouer dans son ascension . «Ton analyse en arrive-t-elle aux mêmes conclusions pour l’élection de 2024?», demande Julie-Pier Nadeau à l’intention de Karine Prémont.

«Les médias traditionnels ne sont plus des game changers. Le podcast de Joe Rogan, écouté par plus de 10 millions de personnes, rejoint un plus large auditoire que les émissions d’affaires publiques des grands réseaux de télévision.»

Karine Prémont

Directrice adjointe de l’Observatoire sur les États-Unis

«Cette année, des journaux nationaux comme le Washington Post ont décidé de ne pas appuyer de candidat, et plusieurs observateurs ont cru que cela allait désavantager Kamala Harris, qui aurait dû bénéficier de leur appui. Mais, en réalité, les médias traditionnels ne sont plus des game changers, tranche la professeure. Le podcast de Joe Rogan, écouté par plus de 10 millions de personnes, rejoint un plus large auditoire que les émissions d’affaires publiques des grands réseaux de télévision.»

Kamala Harris a bénéficié d’une couverture positive comparée à celle de Trump et cela n’a pas eu d’effet, constate-t-elle. «Les démocrates continuent de miser sur des stratégies électorales et médiatiques conventionnelles, d’une autre époque, qui ne fonctionnent plus. L’électorat est morcelé et les partis doivent adopter des microstratégies médiatiques. Or, c’est l’une des forces de Trump.»

L’arrogance démocrate

Comme en 2016, Trump l’a emporté en fracassant le «mur bleu» démocrate au Wisconsin, au Michigan et en Pennsylvanie. «Qu’est-ce qui explique cela?», demande l’animatrice. «On manque encore de recul pour bien cerner l’ensemble des enjeux, mais deux choses me viennent en tête, observe Christophe Cloutier-Roy. D’abord une certaine arrogance du Parti démocrate, qui tend à considérer que les Afro-américains, les femmes et les Arabo-américains doivent voter démocrate. Le cas de la ville de Dearborn, au Michigan, est frappant. Cette ville en banlieue de Détroit a la plus forte proportion d’électeurs d’origine arabe. Kamala Harris a terminé troisième derrière Trump et le Parti vert! Cela démontre que si on se met à dos un électorat, celui-ci peut se tourner vers un tiers parti, ou ne pas aller voter.»

L’électorat présente aussi une complexité cognitive que le Parti démocrate tend à ignorer. «Le meilleur exemple est que les 10 propositions pour renforcer le droit à l’avortement ont obtenu un meilleur appui que Kamala Harris. Les électeurs, et surtout les électrices dans ce cas de figure, sont capables de dire qu’elles veulent préserver le droit à l’avortement, mais qu’elles préfèrent Donald Trump.»

L’appui des milliardaires ou des célébrités ne veut rien dire non plus, souligne Christophe Cloutier-Roy. «Les électeurs ont d’autres considérations que de voter de la même manière que leur vedette préférée, que ce soit Taylor Swift ou Hulk Hogan», analyse-t-il.

«Les différentes communautés ethniques ne votent plus démocrate de manière homogène et sont de plus en plus sensibles aux valeurs conservatrices.»

Julien Tourreille

Chercheur en résidence à l’Observatoire sur les États-Unis

«Barack Obama incarne aussi le problème démocrate avec les célébrités, renchérit Julien Tourreille. En 2008, il incarnait le changement, mais depuis 2016, il ne représente plus la classe moyenne. Il faudra y réfléchir et l’écarter des futures campagnes si on veut l’emporter…»

Dans cette élection, c’est la question économique qui a prévalu en faveur des républicains. «Les différentes communautés ethniques ne votent plus démocrate de manière homogène et sont de plus en plus sensibles aux valeurs conservatrices, observe le chargé de cours. Leurs leaders ont affirmé que le parti républicain était le parti des valeurs traditionnelles et familiales.»

Julien Tourreille constate également que depuis plusieurs années, les démocrates n’ont plus investi de temps et d’argent dans les courses électorales locales, sur le terrain, près des gens, là où se construisent les appuis en vue de l’élection présidentielle.

Nominations de loyaux partisans

À quoi doit-on s’attendre pour le début de cette seconde présidence Trump? «Il voudra aller plus vite pour mettre en œuvre ses projets et, pour cela, il compte nommer des gens loyaux pour éviter les débats et les remises en question, observe Frédérick Gagnon. Il croit pouvoir lutter contre l’inflation en procédant à l’expulsion de migrants non documentés présents sur le territoire américain. Son argument est le suivant: leur expulsion permettra de lutter contre la crise du logement et de l’accès à la propriété.»

Trump souhaite également maximiser la production de combustible fossile sur le territoire américain, estimant que cela aura un effet sur l’inflation en diminuant le coût de l’énergie.

Sur la scène internationale, il compte imposer des tarifs douaniers aux exportations vers les États-Unis, ce qui touchera bien sûr le Canada. «Il poursuivra en cela la guerre commerciale qu’il avait amorcée avec la Chine», note le professeur.

L’agenda légistlatif

Le fait que la Chambre des représentants, le Sénat et la présidence soient républicains ne sera pas d’une grande utilité pour pousser l’agenda législatif de Trump, estime Christophe Cloutier-Roy. «Pour la simple raison que je ne crois pas qu’il en ait un. Il préfère utiliser les ordres exécutifs que le processus législatif. Et il ne faut pas oublier qu’il ne se représentera pas en 2028. Son capital politique est déjà entamé. Des gens au sein du parti voudront se faire une place en prévision de 2028. Or, Trump veut mener le show. Il fonctionnera par décrets présidentiels dès son assermentation et le Congrès lui laissera le champ libre.»

«Trump ne se représentera pas en 2028. Son capital politique est déjà entamé.»

Christophe Cloutier-Roy

Y aura-t-il un projet de loi pour interdire l’avortement au niveau national ? Ou pour supprimer l’Obamacare? «Ce serait une pulsion de mort et cela entraînerait à coup sûr la perte du Congrès en 2026 pour les républicains», croit Christophe Cloutier-Roy.

La politique étrangère

Pendant la campagne électorale, Donald Trump a dit pouvoir régler le conflit en Ukraine en 24 heures. Il a adopté un ton agressif envers la Chine. Que se passera-t-il avec le conflit au Moyen-Orient? «Je ne m’attends pas à des changements radicaux, observe Julien Tourreille. Trump ne changera pas la dynamique du conflit au Moyen-Orient. Bien sûr, on ne doit pas dormir très bien à Kyiv, mais le président Zelensky connaît le personnage Trump. Il sait que le président élu est manipulable. Et on sait qu’il poursuivra la guerre commerciale avec la Chine.» La seule inconnue: la question iranienne. «Je suis curieux de voir comment Trump va réagir depuis que l’on sait qu’un projet d’assassinat le visant, commandité par l’Iran, a été déjoué par la justice américaine», note le chargé de cours.

Le plafond de verre

Les États-Unis sont-ils prêts à élire une femme?, s’est-on demandé à la fin de la table ronde. «Il y a encore des biais négatifs envers les candidatures féminines, mais c’est difficile d’isoler ce facteur quand on analyse les résultats, observe Karine Prémont. Cela dit, on est toujours prêt à élire des femmes, mais jamais celles qui sont sur le bulletin de vote. On cherche la candidate parfaite…»

«On est toujours prêt à élire des femmes, mais jamais celles qui sont sur le bulletin de vote. On cherche la candidate parfaite…»

Karine Prémont

Lors des deux élections à la présidence mettant de l’avant une candidate, en 2016 (Hillary Clinton) et en 2024, le contexte était défavorable pour les démocrates, rappelle Frédérick Gagnon. «Il ne faut jamais oublier que Joe Biden l’a emporté de justesse en 2020 malgré un contexte favorable. Or, Kamala Harris s’est présentée dans un contexte extrêmement défavorable. Je ne crois pas que le fait que ce soit une femme ait été un si grand facteur. J’irais même jusqu’à dire que si une candidate républicaine avait affronté Joe Biden cette fois-ci, on aurait une présidente à la Maison Blanche en 2025.»

Le 19 novembre prochain, une autre table ronde organisée par l’Observatoire sur les États-Unis réunira quatre spécialistes qui discuteront des répercussions de la présidentielle américaine pour le Québec et le Canada.