La COP 29, qui se tient à Bakou, en Azerbaïdjan, du 11 au 22 novembre, sera l’occasion de rappeler que la plupart des pays de la planète sont encore loin de satisfaire aux exigences pour atteindre les objectifs de réduction de gaz à effet de serre (GES) fixés par l’Accord de Paris en 2015. Au Québec, ces efforts passent en bonne partie par le marché du carbone déployé en 2013 et lié à celui de la Californie depuis 2014. Au fil du temps, cette bourse du carbone – ou Système de plafonnement et d’échange de droits d’émission de gaz à effet de serre (SPEDE) – a essuyé plusieurs critiques. Nombreux sont ceux qui pensent qu’elle ne permettra pas d’atteindre l’objectif que le Québec s’est fixé pour 2030, soit de réduire de 37,5% ses émissions de GES par rapport à leur niveau de 1990.
Le professeur du Département des sciences économiques de l’ESG UQAM Charles Séguin n’est pas aussi pessimiste. L’été dernier, le Comité consultatif sur les changements climatiques, dont il fait partie, a émis un avis visant à rendre le SPEDE plus efficace. Au début de 2025, le gouvernement soumettra plusieurs des recommandations de ce comité à la consultation publique en prévision d’un nouveau règlement dont l’adoption est prévue au printemps prochain.
Expert en économie de l’environnement, Charles Séguin répond aux questions d’Actualités UQAM sur le fonctionnement du marché du carbone et sur les mesures qui pourraient contribuer à le rendre plus performant.
Actualités UQAM – Quelles sont les grandes règles de fonctionnement du marché du carbone?
Charles Séguin – Ce sont celles du système de plafonnement et d’échange. Les émetteurs assujettis au système doivent obtenir des permis (je dis des «permis», mais on parle aussi de «droits» ou de «crédits») pour chaque tonne de GES relâchée dans l’atmosphère. En plafonnant le nombre de permis et en le réduisant chaque année, les gouvernements du Québec et de la Californie s’assurent qu’il y aura une réduction de GES puisqu’il manquera de permis pour en émettre.
Il y a différentes façons d’obtenir des permis. La majorité sont distribués lors des ventes aux enchères, organisées quatre fois par année. Mais il y a aussi une fraction non négligeable des permis, autour de 30%, qui sont alloués gratuitement par les gouvernements à certaines industries davantage exposées à la concurrence internationale. L’idée est d’éviter que ces industries déménagent dans des juridictions où il n’y a pas de contraintes sur les émissions de GES et qu’on perde une partie de notre activité économique, sans faire baisser le niveau global des émissions. Par exemple, les alumineries, cimenteries, papetières et usines chimiques reçoivent beaucoup de permis gratuits, mais leur nombre décroît d’année en année.
A.U. – Quelles sont les entreprises assujetties au SPEDE?
C.S. – Grosso modo, les émetteurs assujettis à la réglementation québécoise se divisent en deux groupes: les émetteurs industriels, dont on vient de parler, et les distributeurs de combustible fossile, comme les réseaux de stations-service ou Énergir, qui distribue le gaz naturel. Les émetteurs du secteur des combustibles fossiles, qui comptent pour environ 50% des émissions de GES au Québec, ne reçoivent aucun permis gratuit.
Il y a environ 125 entreprises au Québec, dont 80 émetteurs industriels, qui sont assujetties au marché du carbone. Ces entreprises représentent 75 à 80 % de toutes les émissions de GES du Québec.
«Il y a environ 125 entreprises au Québec, dont 80 émetteurs industriels, qui sont assujetties au marché du carbone. Ces entreprises représentent 75 à 80 % de toutes les émissions de GES du Québec.»
Les émetteurs industriels sont obligatoirement assujettis à partir d’une certaine taille, soit 25 000 tonnes de GES par année. Il y a aussi des émetteurs industriels se situant entre 10 000 et 25 000 tonnes par année qui peuvent adhérer au marché volontairement.
Dans notre avis, nous avions deux propositions par rapport à l’élargissement du système. L’une visait à rendre l’adhésion obligatoire pour les entreprises se situant actuellement dans la zone optionnelle, entre 10 000 et 25 000 tonnes. Notre autre proposition visait à inclure le secteur des matières résiduelles. Ce secteur, qui émet du méthane par la décomposition des déchets dans les dépotoirs, représente environ 10 % de nos émissions. En incluant ces deux groupes, on pourrait donc augmenter la couverture du système de 75 à 85 % et même 90 % de nos émissions. Il ne resterait, en gros, que l’agriculture qui ne serait pas couverte. Mais comme il est plus difficile de mesurer les émissions dans le secteur agricole, qu’il y a beaucoup de petites fermes et que ce serait compliqué à gérer, nous n’avons pas proposé de l’inclure.
A.U. – Quel est l’intérêt des entreprises qui émettent entre 10 000 et 25 000 tonnes de GES de se joindre volontairement au marché?
C.S. – Peut-être que certaines le font pour une question d’image de marque. Une autre raison, possiblement plus importante, est liée au fait qu’il y a beaucoup de permis gratuits dans le secteur industriel et que cela peut représenter une opportunité d’affaires. Si des entreprises prévoient développer une nouvelle technologie qui réduira leurs émissions, elles peuvent entrer dans le système avec leur vieille technologie, recevoir des permis gratuits, réduire leurs émissions, puis revendre leurs permis excédentaires à d’autres entreprises. Ça ne se fait pas à grande échelle, mais ça se fait.
A.U. – Revendre ses permis excédentaires n’est toutefois pas le privilège des entreprises qui adhèrent volontairement au système?
C.S. Non, bien sûr. Cela s’applique à tous les émetteurs. Le marché vise à introduire de la flexibilité. Par exemple, s’il y a des secteurs de l’économie qui sont en décroissance et d’autres en croissance, les échanges entre les entreprises permettent de réallouer les permis dans le système sans que le gouvernement n’ait à intervenir. C’est positif au sens où cela permet aussi de s’ajuster aux soubresauts de l’économie, comme c’est arrivé pendant la pandémie. Étant donné que le prix des permis s’ajuste en fonction des conditions d’offre et de demande, quand l’économie va mal, le prix diminue. Donc, implicitement, le prix carbone payé par le consommateur baisse en période de ralentissement. Puis, quand l’économie reprend, comme à la sortie de la pandémie, le prix augmente.
«Étant donné que le prix des permis s’ajuste en fonction des conditions d’offre et de demande, quand l’économie va mal, le prix diminue. Donc, implicitement, le prix carbone payé par le consommateur baisse en période de ralentissement.»
A.U. – Une des critiques adressées au système concerne le surplus de permis en circulation, qui a pour effet de garder les prix à un niveau trop bas. Comment expliquer ce surplus ?
C.S. – En raison d’une combinaison de facteurs, il y a peut-être eu trop de permis distribués pendant la première phase du SPEDE et des émetteurs ont pu faire des réserves. En effet, comme les permis n’ont pas de date d’expiration, si, pendant une certaine période, une entreprise produit moins de GES, elle peut décider de conserver ses permis pour les utiliser plus tard ou les revendre. Ensuite, il y a eu les aléas du cycle économique, et, en particulier, la pandémie, qui a fait en sorte que la demande est devenue très faible. Des permis se sont donc accumulés pendant cette période-là aussi. Mais ce n’est pas énorme. On évalue à 17 millions de tonnes le nombre de permis accumulé de façon excessive, soit moins de la moitié des 50 millions de tonnes que le gouvernement met en vente chaque année. Nous avons recommandé de retirer ces 17 millions de tonnes du système et c’est une des pistes que le gouvernement va soumettre à la consultation. En ce moment, les plafonds d’émissions ont été annoncés jusqu’en 2030. Selon notre proposition, le retrait de 17 millions de tonnes serait réparti entre 2026 et 2030, soit une réduction d’environ 3-4 millions de tonnes chaque année.
«On évalue à 17 millions de tonnes le nombre de permis accumulé de façon excessive, soit moins de la moitié des 50 millions de tonnes que le gouvernement met en vente chaque année. Nous avons recommandé de retirer ces 17 millions de tonnes du système et c’est une des pistes que le gouvernement va soumettre à la consultation.»
Ce sont des chiffres pour le Québec. Les chiffres pour la Californie sont beaucoup plus importants, mais la Californie a annoncé qu’elle allait aussi retirer un certain nombre de permis. À cet égard, les deux juridictions bougeraient donc dans la même direction afin de rendre les permis plus rares dans les prochaines années.
A.U. – Les crédits compensatoires permettent aux entreprises assujetties d’acheter des permis d’entreprises qui font des réductions dans d’autres secteurs. Pourquoi proposez-vous d’y mettre fin?
C.S. – La raison d’être des crédits compensatoires, c’est de créer des connexions entre les secteurs qui sont actuellement couverts par le système et ceux qui ne le sont pas – au Québec, on parle principalement de l’agriculture et des matières résiduelles. Si une entreprise dans un secteur non couvert réduit ses émissions de GES, elle peut créer un crédit compensatoire et une entreprise assujettie peut acheter ce crédit. Mais attention, les entreprises ne peuvent pas utiliser un nombre illimité de crédits compensatoires. Actuellement, ces crédits ne peuvent pas compter pour plus que 8% du total de leurs droits d’émission.
En plus des secteurs non couverts, les milieux naturels, en particulier la foresterie, ont aussi été mis à contribution pour la création de crédits compensatoires. En faisant du reboisement, par exemple, on peut capturer du carbone et créer des crédits. Toutefois, la comptabilité des émissions est beaucoup plus incertaine dans le secteur forestier que dans celui des déchets et ou de l’agriculture. Et cette incertitude n’a pas diminué avec le temps, surtout avec les risques de feux de forêt. Car si vous plantez une forêt et qu’elle brûle, le carbone retourne dans l’atmosphère.
Le Québec avait édicté des règles très strictes sur les crédits forestiers, par rapport à la Californie. Cela a fait en sorte qu’il y a eu zéro crédit forestier généré au Québec et plusieurs dizaines de millions en Californie. Comme les crédits forestiers représentent 80 % des crédits compensatoires, soit beaucoup plus que ceux provenant de l’agriculture ou du secteur des déchets, et compte tenu de l’incertitude par rapport à la valeur véritable de ces crédits, nous avons proposé qu’ils soient exclus.
«Comme les crédits forestiers représentent 80 % des crédits compensatoires, soit beaucoup plus que ceux provenant de l’agriculture ou du secteur des déchets, et compte tenu de l’incertitude par rapport à la valeur véritable de ces crédits, nous avons proposé qu’ils soient exclus.»
L’idée n’était pas mauvaise au départ, mais comme c’est le secteur forestier qui domine ces crédits et que ceux-ci soulèvent beaucoup de doutes, on croit qu’il serait préférable de s’en passer et d’assujettir les matières résiduelles, ce qui annulerait le besoin de crédits compensatoires pour ce secteur. Pour ce qui est de la foresterie, nous proposons de garder la base réglementaire du Québec et que ce soit le gouvernement qui achète ces crédits pour appliquer les réductions de GES équivalentes au bilan québécois.
A.U. – On dit que depuis la mise en place du marché du carbone, le Québec a réduit une partie de son bilan d’émissions en achetant des droits de polluer en Californie. Est-ce exact?
C.S. – Entre 2015 et 2020, qui est la dernière année pour laquelle nous avons des données complètes, le Québec était un importateur net de droits d’émission de GES. C’est en achetant des permis aux Californiens qu’il a pu respecter ses plafonds d’émission. Cela signifie que la Californie a dépassé son objectif de 2020 et fait plus de réductions que prévu, alors que le Québec en a fait moins. Comment expliquer cela? En Amérique du Nord, le secteur le moins cher à décarboner au cours de la dernière décennie était la production d’électricité. En Californie, il y a eu des occasions de fermer des centrales au charbon à relativement peu de frais, alors qu’au Québec, la production d’électricité était déjà décarbonée. Donc, d’une certaine façon, le Québec a profité de la possibilité d’éliminer des GES dans le secteur de la production d’électricité en Californie. Mais cela ne pourra pas continuer, car la Californie a plus ou moins épuisé ses opportunités dans ce domaine. Il faudra donc examiner les flux de permis entre les deux juridictions dans le prochain rapport sur le SPEDE qui doit sortir vers la fin de l’année. J’ai l’impression que le déficit du Québec sera en diminution.
A.U. – Si on revient sur les principales recommandations du Comité consultatif sur les changements climatiques, quelles sont celles auxquelles le gouvernement semble vouloir donner suite ?
C.S. – Comme on l’a mentionné, notre proposition de réduire d’environ 17 millions le nombre de permis en circulation fait partie de celles qui seront soumises à la consultation publique. Ensuite, en lien avec les crédits compensatoires, le gouvernement propose de réduire progressivement la limite permise pour l’utilisation de ces crédits. Cette limite, actuellement de 8%, diminuerait graduellement pour atteindre 0% en 2031 et les crédits compensatoires seraient remplacés par un mécanisme d’achat de réductions, ce qui correspond à l’esprit de notre proposition.
Le gouvernement propose aussi d’ajuster à la hausse le prix de la réserve. Il s’agit d’une provision qui permettrait au gouvernement, si jamais le prix du marché devenait trop élevé, d’ajouter des crédits au prix de la réserve. Ça agirait comme un prix plafond. Nous trouvions que ce plafond était trop bas et qu’il fallait laisser un peu plus de marge au marché. Le gouvernement semble ouvert à cette proposition.
Une autre de nos recommandations concerne les périodes de conformité. Les émetteurs n’ont pas besoin de prouver chaque année qu’ils ont les permis pour couvrir leurs émissions. Ils doivent le faire tous les trois ans. C’est ce qu’on appelle la période de conformité. Une de ces périodes va se terminer en 2029 et une autre, en 2032. Cela tombe mal pour savoir si l’objectif de 2030 sera atteint. Nous avons donc proposé que les périodes de conformité soient dorénavant d’une durée de deux ans, ce qui laisserait de la flexibilité aux émetteurs, tout en faisant en sorte qu’elles correspondent aux dates où le Québec s’est fixé des objectifs, soit 2030 pour la réduction de 37,5 % de nos émissions par rapport à leur niveau de 1990 et 2050 pour la carboneutralité.
Notre dernière recommandation est en lien avec les chiffres utilisés par le gouvernement sur le potentiel de réchauffement des différents GES. Plutôt que de se baser sur le 4e rapport du GIEC, comme c’est le cas en ce moment, nous pensons qu’il faudrait utiliser les chiffres du 5e rapport, légèrement différents. Selon ces données plus récentes, le méthane, par exemple, a un potentiel plus élevé. Le gouvernement a indiqué sa volonté d’aller dans ce sens.
D’autres recommandations n’ont pas été retenues. Ainsi, nous proposions une réduction de la proportion des allocations gratuites au secteur industriel. Ces allocations sont déjà en diminution, mais les émissions des émetteurs industriels sont aussi en diminution et nous trouvions que la proportion de permis gratuits ne diminuait pas assez rapidement.
Nous avions aussi pensé à un mécanisme d’ajustement automatique des plafonds d’émissions. Si on réduit de 17 millions les permis actuellement en surplus dans le marché, nous souhaitions éviter qu’une autre accumulation ne se produise dans l’avenir, dans l’éventualité d’une crise économique majeure, par exemple. Plutôt que de le faire à la pièce, on pourrait automatiser l’ajustement du niveau des plafonds en fonction de l’utilisation des permis à travers le temps. L’Union européenne a développé ce genre de mécanisme et nous aurions pu nous en inspirer. Ce n’est pas dans les cartons pour l’instant.
Le gouvernement ne semble pas non plus prêt à étendre le SPEDE au secteur des matières résiduelles, comme nous l’avions proposé, jugeant vraisemblablement que ce serait trop complexe à administrer.
En somme, je crois que le gouvernement a opté pour les éléments les plus faciles à mettre en place à court terme, car la nouvelle réglementation devrait entrer en vigueur dès 2026-2028. Cela me semble raisonnable. Les éléments plus compliqués viendront peut-être plus tard.
A.U. – Est-ce que d’autres États américains ou d’autres provinces pourraient se joindre au marché du carbone ?
C.S. – L’Ontario a brièvement fait partie du système en 2018, mais le gouvernement Ford, en arrivant au pouvoir, a mis fin à cela. En ce moment, il ne semble pas y avoir beaucoup d’appétit dans le reste du Canada pour joindre le marché conjoint entre le Québec et la Californie. Aux États-Unis, il y a des discussions très sérieuses avec l’État de Washington. Cet État a lancé son propre système, inspiré de ce qui se fait en Californie, et il pourrait y avoir une liaison avec les marchés du Québec et de la Californie vers 2026.
«Aux États-Unis, il y a des discussions très sérieuses avec l’État de Washington. Cet État a lancé son propre système, inspiré de ce qui se fait en Californie, et il pourrait y avoir une liaison avec les marchés du Québec et de la Californie vers 2026.»
A.U. – Comment expliquer le manque d’intérêt pour le marché du carbone dans le reste du Canada ?
C.S. – Par différents facteurs. D’abord, les provinces ont l’habitude de gérer des taxes et, administrativement, le SPEDE est plus complexe à mettre en place qu’une taxe. Ensuite, ce n’est pas non plus la voie choisie par le gouvernement fédéral. Comme la loi fédérale prévoit que les provinces doivent implémenter leur propre système ou se voir imposer la taxe fédérale, les provinces trouvent plus simple de ne rien faire et de laisser la taxe fédérale s’appliquer. Les provinces – sauf la Colombie-Britannique, qui a sa propre taxe – peuvent ainsi blâmer Ottawa pour la taxe carbone.
A.U. – En conclusion, est-ce qu’on peut considérer que la bourse du carbone joue son rôle?
C.S. – Oui, bien que le système soit perfectible. Si les gens ont une perception un peu négative du SPEDE, c’est que son effet, jusqu’à maintenant, s’est surtout fait sentir à travers les importations de droits d’émission, puisque les réductions ont surtout eu lieu en Californie. Sur le plan de la vertu, on a l’impression que c’est moins bien parce que ce n’est pas nous qui avons réduit nos émissions, mais pour le climat de la planète, que les réductions aient lieu en Californie ou au Québec, ça ne fait aucune différence. Je pense que le système a joué son rôle et que, dans le futur, une plus grande proportion des réductions se feront au Québec.
Il faut aussi souligner que le marché constitue une source de revenus significative pour le Québec. Plus de 9,2 milliards de dollars ont été amassés depuis le lancement du marché du carbone, en 2013, et ces revenus sont réinvestis dans la lutte contre les changements climatiques. Ce n’est pas rien.