À l’instar de millions d’Ukrainiennes et d’Ukrainiens, la vie de Natalia Koval a basculé quand la Russie a envahi son pays, en février 2022. «Le jour, je continuais à donner mes cours à distance, raconte l’enseignante de français à l’université. La nuit, je dormais dans le couloir, parce que c’était l’endroit le plus sécuritaire advenant le bombardement de ma maison.»
Après 10 mois d’enfer, Natalia Koval a quitté l’Ukraine pour venir vivre au Québec. Elle est aujourd’hui stagiaire postdoctorale à l’UQAM, où elle mène une recherche sur l’éducation en situation d’urgence. «Je documente les pratiques de personnes enseignantes en Ukraine, en Pologne et au Québec, qui œuvrent auprès d’élèves ukrainiens déplacés ou réfugiés», dit-elle. Encadrée par Geneviève Audet, professeure au Département d’éducation et formation spécialisées, et Olivier Arvisais, professeur au Département de didactique, Natalia Koval bénéficie de la bourse Science en exil des Fonds de recherche du Québec.
Beauté de la langue
Passionnée par les livres depuis son enfance, Natalia Koval a appris le français à l’âge de 11 ans. «J’étais attirée par la mélodie, la beauté de la langue française, et j’adorais lire des livres en français», raconte-t-elle. À l’Université, elle fait une maîtrise et un doctorat en littérature française. Sa thèse doctorale compare les œuvres d’André Gide, de Nietzsche et de Dostoïevski sur la question de Dieu. «Nietzsche disait que Dieu était une invention humaine, Dostoïevski que Dieu existe en chacun de nous et André Gide se situait entre les deux», explique-t-elle.
Depuis 2005, elle enseigne le français à l’Académie de génie civil et d’architecture de Dnipro, une ville située à 500 kilomètres au sud-est de Kiev. L’Académie est le premier établissement d’enseignement supérieur francophone en Ukraine à former des ingénieurs, des architectes et des économistes. «Nos étudiants entrent à l’Université sans connaissance du français et l’apprennent de façon intensive. Ils font un stage linguistique en France après la première année, grâce à nos partenariats avec des universités françaises et la Fédération Échanges France-Ukraine, puis un stage professionnel dans des entreprises françaises après la deuxième année.»
L’Ukraine est membre observateur de l’Organisation internationale de la Francophonie depuis 2006. Le français est la quatrième langue étrangère la plus parlée dans le pays après le russe, l’anglais et l’allemand. Selon le site Francophonie en Ukraine, 4,5% des élèves ukrainiens apprenaient le français à l’école avant la guerre.
Stress quotidien
Dès les premiers jours de la guerre, Dnipro est bombardée par la Russie. La direction de l’Académie ferme l’établissement durant 14 jours, puis offre des cours à distance. Les cours sont interrompus seulement lors des bombardements. «Beaucoup d’étudiants ont quitté l’Académie depuis deux ans, soit pour combattre l’armée russe, soit parce qu’ils ont été victimes de la guerre», souligne Natalia Koval.
L’année 2022 a été un véritable enfer pour l’enseignante. «Plusieurs de mes amis sont morts, et je suis sans nouvelles de plusieurs autres. La période la plus difficile a été à l’automne 2022, quand le bombardement d’une centrale a provoqué un blackout complet durant deux semaines, sans électricité, ni Internet ni téléphone.»
Malgré cet état de stress quotidien, l’Académie lui apporte un espace de paix. «Ce sont les étudiants eux-mêmes qui ont demandé de continuer les cours, dit l’enseignante. Pour eux, c’était important de discuter de la guerre et de partager leur vécu. Étudier le français leur permettait aussi de moins penser à toutes les tragédies qui les entouraient.»
Enseigner en situation d’urgence
En décembre 2022, Natalia Koval prend la décision de quitter l’Ukraine pour aller vivre au Canada. Elle laisse derrière elle son mari – la loi oblige les hommes de 18 à 60 ans à rester pour défendre le pays –, sa famille et ses amis. «Je suis plus inquiète maintenant que lorsque je vivais en Ukraine, raconte-t-elle. Lorsque l’on vit chaque jour dans un pays en guerre, les sirènes et les explosions deviennent une habitude, et on y réagit moins.»
À son arrivée à Montréal, elle s’informe des possibilités d’études dans les universités. Elle assiste aux Portes ouvertes de l’UQAM en février 2023, où elle rencontre la professeure Geneviève Audet. Ensemble, elles élaborent un projet de recherche visant à documenter les pratiques de personnes enseignantes qui œuvrent auprès d’élèves ukrainiens dans trois pays: en Ukraine (élèves déplacés à l’intérieur du pays), en Pologne (élèves réfugiés dans un premier pays d’accueil) et au Québec (élèves réfugiés dans un pays tiers). Olivier Arvisais, spécialiste de l’éducation en situations d’urgence et des initiatives d’éducation dans les camps de réfugiés, collabore au projet.
Depuis l’automne dernier, Natalia Koval mène des entrevues avec une douzaine d’enseignantes et d’enseignants à l’école primaire, soit six en Ukraine, trois en Pologne et trois au Québec. Elle vient d’ailleurs de retourner dans son pays natal durant quelques semaines pour recueillir des témoignages. «Je veux que les enseignantes me racontent leur expérience en contexte de déplacement: dans quelles conditions elles travaillent, quelles sont leurs astuces ou leurs méthodologies pour continuer à enseigner.»
Les entretiens seront retranscrits en français. Un recueil sera disponible, en 2025, sur le site Récits de pratiques en contexte de diversité. «Les résultats contribueront à bonifier la formation sur l’éducation en situation d’urgence et la formation initiale et continue en enseignement au Québec», conclut Natalia Koval.