Selon une opinion tenace, les Québécois francophones, hommes ou femmes, seraient frileux devant la polémique, préférant se ranger derrière un consensus mou. Un ouvrage de près de 500 pages, intitulé Anthologie du pamphlet et de la polémique au Québec de 1800 à 2000 (Presses de l’Université de Montréal), signé par le professeur du Département d’études littéraires Dominique Garand, renverse cette impression et montre la constance et l’omniprésence, depuis 200 ans, des écrits de combat au Québec.
«Certes, il n’existe pas ici une tradition de l’injure et de l’invective comme on en trouve en France et il y a une part de vérité dans cette idée que bien des Québécoises et Québécois éprouvent un malaise face aux chicanes et polémiques, reconnaît Dominique Garand. Il reste qu’au Québec, comme ailleurs dans le monde, on sait protester, s’indigner, pourfendre, dénoncer et condamner, même si nous avons de la difficulté à l’admettre. On sait même tenir des propos méchants, mesquins, persifleurs, moralisateurs ou arrogants.»
L’anthologie rassemble une centaine de textes (lettres ouvertes, déclarations, articles de journaux et de revues, extraits de pamphlets) qui témoignent d’affrontements dans toutes les sphères de la société, en politique comme en religion, dans les mœurs et les arts comme en littérature. «L’ouvrage ne constitue pas une édition critique de ces documents, en ce sens qu’il ne compare pas les manuscrits avec leurs différentes éditions, remarque le professeur. Avec mon équipe de recherche, je me suis attaché à les colliger, à rédiger une longue introduction ainsi que des notes de bas de page et des notices de présentation, qui permettent de les contextualiser.»
«Au Québec, comme ailleurs dans le monde, on sait protester, s’indigner, pourfendre, dénoncer et condamner, même si nous avons de la difficulté à l’admettre.»
Dominique Garand,
Professeur au Département d’études littéraires
L’intérêt de l’anthologie tient aussi au fait qu’elle permet de faire connaître ou de faire redécouvrir des personnalités ayant marqué leur temps par leur volonté de secouer l’inertie et d’alerter l’opinion publique devant ce qui offense: Arthur Buies, Louis Fréchette, Jules Fournier, Olivar Asselin, Henri Bourassa, Éva Circé-Côté et, plus près de nous, Claude Gauvreau, Jacques Ferron, Pierre Bourgault et Pierre Falardeau. «J’ai choisi de ne pas insérer certains textes très connus, comme le manifeste Refus global des automatistes, le manifeste du FLQ et Speak white, le poème-affiche de Michèle Lalonde, pour porter attention à des documents et à des figures moins célébrés, que les manuels d’histoire ont eu tendance à négliger, voire à oublier, note Dominique Garand. J’ai voulu, enfin, que l’anthologie ne contienne pas seulement des textes isolés, mais aussi des échanges entre protagonistes.»
«Les polémiques sont des révélateurs de conflits qui, à différentes époques, dessinent les contours d’une histoire des idéologies, des mentalités et, plus globalement, des rapports sociaux.»
Une histoire des rapports sociaux
On peut être tenté d’associer les polémiques à des querelles plus ou moins stériles et vite oubliées. Pourtant, souligne le professeur, «les polémiques sont des révélateurs de conflits qui, à différentes époques, dessinent les contours d’une histoire des idéologies, des mentalités et, plus globalement, des rapports sociaux.» Elles jouent un rôle utile, contribuant à faire avancer le débat public, à faire progresser la compréhension d’enjeux politiques, sociaux ou culturels: monarchisme, républicanisme, libéralisme, conservatisme, anticléricalisme, nationalisme, etc.
Les polémiques apparaissent plus particulièrement à la faveur de crises, de moments critiques de transformations, de bouleversements économiques ou de tensions sociales. «Au cours des premières décennies du 20e siècle, rappelle Dominique Garand, on a assisté à des polémiques entre modernistes et traditionnalistes, qui touchaient la littérature, le théâtre et les arts visuels. Les traditionnalistes, par exemple, défendaient une littérature du terroir face aux modernistes, partisans de l’avant-garde. Leurs débats témoignaient d’une crise sociale et économique du monde ancestral, et signalaient le passage à l’urbanisation.»
Une «parole agonique»
Les textes réunis dans l’anthologie permettent d’appréhender l’évolution des formes et techniques empruntées à ce que le chercheur appelle une «parole agonique». «Il s’agit d’une expression générique, d’où dérivent les termes antagonique et protagoniste, qui désigne l’écriture de combat.»
L’anthologie se veut une contribution à une histoire des styles polémiques, des manières d’écrire, des procédés argumentatifs et rhétoriques, lesquels varient selon les époques et les positionnements idéologiques. «Ces procédés, indique le chercheur, s’inscrivent dans des systèmes énonciatifs que l’on peut historiciser, révélant des manières de se positionner dans le langage, d’établir une relation de soi à l’autre et de gérer le conflit.»
De plus, ces procédés sont indissociables du développement des moyens de diffusion de la pensée, comme si l’histoire des idées s’arrimait à l’histoire de la possibilité de les exprimer. «Dans la deuxième moitié du 19e siècle, le développement de l’imprimerie favorise l’édition de livres et d’essais, qui prolifèrent au siècle suivant. Mais le principal lieu de diffusion de la polémique demeure les journaux, auxquels se sont ajoutées les revues d’idées, telles que Cité libre, Liberté et Parti Pris dans les années 1950 et 1960», relève Dominique Garand.
L’apparition des réseaux sociaux depuis le début des années 2000 conduit à une prolifération des prises de position. «Celles-ci sont non seulement plus nombreuses, mais elles témoignent d’une fragmentation des lieux d’énonciation et d’une multiplication des catégories d’intervenants, faisant entrer la conversation publique dans une nouvelle ère.»
«Emprisonnés dans l’instantanéité, nous ne prenons pas le temps d’écouter, de réfléchir et d’établir un dialogue, préférant l’étiquetage et la stigmatisation, ce qui favorise la polarisation et la dichotomisation.»
Distinguer polémiques et pamphlets
Dans l’ouvrage, le chercheur établit une distinction entre polémique et pamphlet. Selon lui, la polémique désigne une situation de confrontation entre au moins deux protagonistes qui se contestent à tour de rôle, alors que le pamphlétaire ne cherche pas à établir un dialogue. «La polémique est publique par définition et porte sur des enjeux sociaux, même si les conflits interpersonnels peuvent s’y mélanger à des questions sociales plus larges.» La polémique radicalise le débat en exacerbant les positions, le ramenant à deux options antithétiques qui s’excluent l’une l’autre, ce qui se traduit par une polarisation des groupes sociaux. Elle vise la disqualification de l’adversaire, qu’il s’agisse d’un groupe ou d’un individu.
Les polémistes s’insurgent contre les injustices, critiquent les errances des politiciens, revendiquent des droits et défendent des causes. Ils peuvent être autant conservateurs que progressistes, de droite comme de gauche. Et il s’agit principalement de figures masculines. «Il y a là une réalité sociologique et historique impossible à contourner, observe Dominique Garand. Dans un univers politique entièrement dominé par les hommes, comment les femmes pouvaient-elles faire entendre leur voix? Certaines avaient leur place dans les journaux, telle l’écrivaine Éva Circé-Côté, mais se cachaient derrière des pseudonymes, car leur parole s’accommodait mal du registre polémique.» L’anthologie présente tout de même des textes de féministes, notamment ceux de la journaliste Hélène Pedneault et de l’écrivaine Jovette Marchesseault, qui, dans les années 1970 et 1980, exprimaient une parole revendicatrice, voire colérique.
Les polémiques occupent une grande place dans le domaine littéraire. «S’en prendre directement au pouvoir politique était risqué, dit le professeur. La littérature offrait plus de liberté et permettait d’exprimer des points de vue idéologiques, sans avoir l’air de le faire. La plupart des grands polémistes étaient aussi des écrivains, lesquels s’adonnaient au métier de journaliste pour gagner leur vie.»
Quant aux pamphlétaires, poursuit Dominique Garand, ils sont souvent porteurs d’un système de valeurs déconsidéré dans la société «Le pamphlet est lancé comme un pavé dans la mare. Il est l’expression d’une saute d’humeur, d’un dégoût, d’un ras-le-bol. Certains polémistes ont flirté avec le libelle diffamatoire et en ont payé les conséquences, alors que d’autres ont été excommuniés par l’Église. Rares sont ceux ayant revendiqué avec fierté le titre de pamphlétaire. Même Pierre Falardeau, auteur du texte Le temps des bouffons, sans doute le plus virulent de toute l’histoire du pamphlet, n’a jamais réclamé ce titre.»
Depuis l’année 2000
L’anthologie s’arrête à l’an 2000. Depuis, de nouvelles polémiques sont apparues dans la société québécoise, y compris dans les universités, autour d’enjeux tels que la laïcité, l’immigration, l’appropriation culturelle, le «racisme systémique», les droits des minorités sexuelles et de genre, et la liberté d’expression.
«Avec la prolifération d’intervenants venant de tous les horizons, il est devenu difficile d’encadrer les débats, estime le chercheur. Pensons, par exemple, aux polémiques suscitées par les spectacles théâtraux SLAV et Kanata, en 2018, qui ont généré à ce jour plus de 700 interventions dans les journaux, sur les réseaux sociaux, à la radio ou à la télévision. J’ai vu des gens réagir alors qu’ils n’avaient pas pris connaissance des opinions des autres. Emprisonnés dans l’instantanéité, nous ne prenons pas le temps d’écouter, de réfléchir et d’établir un dialogue, préférant l’étiquetage et la stigmatisation, ce qui favorise la polarisation et la dichotomisation.»
Si on a parfois l’impression que la posture morale supplante la posture analytique dans le débat et que l’identité des personnes devient le critère principal permettant d’évaluer les positions défendues, au détriment d’une pensée rationnelle et critique, ce n’est rien de nouveau, dit Dominique Garand. «L’anthologie le montre bien en mettant en scène des polémiques où les jugements moraux ex cathedra, relevant du dogme, s’opposent à la raison.»
Le professeur dit voir l’anthologie comme «un acte de mémoire, une introduction, un coup de pouce à de futurs chercheurs et chercheuses intéressés à produire une histoire exhaustive du pamphlet et de la polémique au Québec, ce qui n’a pas encore été fait.»