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La surveillance civile, autre visage de la guerre en Ukraine

Simon Hogue étudie l’utilisation des technologies numériques et des réseaux sociaux par la population.

Par Claude Gauvreau

16 février 2024 à 10 h 30

Mis à jour le 20 février 2024 à 14 h 56

En mai 2022, un sergent de l’armée russe a été reconnu coupable d’un crime de guerre par un tribunal en Ukraine. L’officier avait tué un civil ukrainien qui parlait au téléphone, craignant que l’homme ne signale l’endroit où il se trouvait. «Cette histoire n’a rien d’anecdotique, souligne le professeur du Département de science politique Simon Hogue. Elle illustre la situation complexe liée à l’utilisation des technologies de surveillance par les civils en temps de guerre. Les outils d’enregistrement intégrés aux téléphones intelligents, par exemple, facilitent l’implication des civils dans les conflits et brouillent la frontière entre ces derniers et les combattants, remettant en question un principe du droit international.»

Le professeur a signé l’article «Civilian Surveillance in the War in Ukraine: Mobilizing the Agency of the Observers of War», paru dernièrement dans la revue Surveillance & Society. «J’ai voulu démontrer dans ce texte que la participation des civils ukrainiens et étrangers au conflit, à travers la surveillance des activités militaires de l’armée russe, s’inscrit dans un cadre normatif façonné par l’État ukrainien et ses alliés occidentaux, lesquels appellent la population à se mobiliser dans la guerre», indique Simon Hogue.

Membre de l’Observatoire des conflits multidimensionnels de la Chaire Raoul-Dandurand, le jeune chercheur a été embauché à l’UQAM en 2023, après avoir enseigné quelques années au Collège militaire royal de Saint-Jean. Ses domaines d’expertise concernent, notamment, la culture de l’internet, la désinformation et les enjeux de sécurité et de surveillance associés aux usages des technologies numériques.


Un phénomène nouveau?

Les pratiques de surveillance civile observées dans la guerre en Ukraine ne sont pas entièrement nouvelles. Depuis une quinzaine d’années, rappelle Simon Hogue, les technologies numériques et les informations dites de source ouverte, soit tous les contenus générés par les médias sociaux (photos, vidéos, imagerie satellitaire, témoignages), jouent un rôle de plus en plus important pour documenter des crimes de guerre, des manifestations de violence ou des violations des droits humains commises par des régimes autoritaires, comme ce fut le cas lors du Printemps arabe et plus récemment en Iran.

Le contexte de guerre en Ukraine, où la population se bat contre un envahisseur, présente toutefois des caractéristiques qui ne se retrouvent pas dans d’autres conflits, soutient le professeur. «La participation civile à l’effort de guerre est intense sur plusieurs fronts, qu’il s’agisse des enquêtes numériques ou de l’enregistrement en direct de la guerre. Les technologies numériques sont accessibles à 90 % des Ukrainiens, qui peuvent partager des renseignements sur les déplacements de l’armée russe, ses activités de destruction ou ses crimes de guerre. Les plateformes TikTok et Telegram, entre autres, proposent une masse de vidéos, lesquelles ont été visionnées des centaines de milliers de fois. Ces pratiques de surveillance sont d’ailleurs coordonnées par l’État ukrainien.»

Des groupes civils étrangers d’investigation, tels que Bellingcat et Witness, tirent également profit de la culture collaborative d’internet en concevant, notamment, des tutoriels d’enregistrement, de partage et d’archivage d’images pour témoigner de la réalité de la guerre. Bellingcat a créé la plateforme Civilian Harm in Ukraine qui, à partir de contenus générés par les utilisateurs ukrainiens de Telegram, X et TikTok, répertorie les «incidents» ayant causé des pertes civiles et des dommages matériels.

«Ces organisations regroupent des activistes spécialisés en analyse d’images, qui enquêtent et documentent les violences perpétrées à l’endroit des populations civiles dans différents pays, y compris en Ukraine, explique Simon Hogue. Elles militent pour la défense des droits humains, pour davantage de transparence, de vérité et de justice.»


Le rôle de l’État ukrainien

Le gouvernement ukrainien, pour sa part, joue un rôle actif en appelant à la vigilance de la population et en lui demandant d’être attentive aux activités militaires russes et aux comportements suspects, et de partager toutes les informations pertinentes à ce sujet. Pour ce faire, le gouvernement a créé l’application Android Bachu et mis en place le chatbot Stop Russian War sur Telegram. Dès les premières semaines de l’invasion russe, les autorités ukrainiennes recevaient des dizaines de milliers de rapports par jour.

«Pour mobiliser la population civile dans les actions de surveillance, l’État ukrainien exploite le sentiment patriotique et recourt à un argumentaire moral qui présente la guerre comme un conflit entre les forces du bien et celles du mal, note le chercheur. Encore là, il s’agit d’un phénomène récurrent dans l’histoire des guerres. En Ukraine, la nouveauté réside dans les moyens utilisés, comme les campagnes de promotion de l’utilisation des réseaux sociaux.»

Principal allié occidental de l’Ukraine, les États-Unis jouent également un rôle notable pour soutenir les campagnes des autorités dans le pays. «Le Département d’État américain a ainsi mis sur pied un observatoire des conflits, dont l’objectif est de recueillir, analyser et diffuser largement les preuves de crimes de guerre perpétrés par la Russie», relève Simon Hogue.


Privatisation de la guerre

Le fait que la responsabilité de la sécurité locale en Ukraine soit en partie transférée aux «citoyens-soldats» grâce à la prolifération des technologies de surveillance peut-il contribuer à changer la nature des conflits futurs?

«Il est probable que ce que l’on observe aujourd’hui en Ukraine se reproduise ailleurs, bien que l’accès aux nouvelles technologies et l’encadrement institutionnel diffèrent d’un pays à l’autre, remarque le professeur. Chose certaine, cela renforce la tendance à la militarisation de la société civile et à la privatisation de la guerre, dans la mesure où les citoyens et citoyennes deviennent des acteurs des conflits. Enfin, il y a lieu de s’inquiéter des risques encourus par la population civile, qui s’expose à des représailles.»

Simon Hogue entend poursuivre ses recherches afin d’analyser plus en profondeur l’usage des médias sociaux, tels que TikTok et X, ainsi que la relation entre le gouvernement ukrainien et la population civile. «Dans la foulée de mon article publié dans Surveillance & Society, j’ai pour projet d’aller sur le terrain en Ukraine et de réaliser des entrevues avec des acteurs de groupes d’enquête, tels que Bellingcat.»

Le chercheur a aussi collaboré à deux ouvrages collectifs – Le Canada à l’aune de la guerre en Ukraine: penser la sécurité et la défense dans un monde en émergence (Presses de l’Université Laval) et Reconfiguration des relations internationales et modèle européen: entre valeurs, guerre et enjeux économiques (éditions Bruylant) –, dans lesquels il a signé deux chapitres: «De cyberguerre à guerre «TikTok»: mobilisation de la participation numérique dans l’effort de guerre ukrainien» et «La guerre en Ukraine, une cyberguerre? Omniprésence de la guerre dans la sphère numérique».

À l’occasion du deuxième anniversaire de la guerre en Ukraine, Simon Hogue participera, le 22 février, à une table ronde sur l’invasion du pays par la Russie dans le cadre des Rendez-vous Gérin-Lajoie. Organisée par l’Institut d’études internationales de Montréal, la table ronde aura pour thème «Une sortie de crise est-elle possible?»

«Le conflit s’enlise alors que la contre-offensive promise par l’Ukraine depuis plusieurs mois ne s’est toujours pas concrétisée, dit le professeur. Les autorités ukrainiennes sont confrontées au défi de poursuivre la mobilisation de la population et de l’opinion publique internationale, deux facteurs importants pour qu’elles puissent continuer de recevoir une aide financière et militaire de la part de leurs alliés occidentaux.»