Le nombre de personnes déplacées et réfugiées dans le monde n’a cessé de croître depuis une quinzaine d’années, provoquant une crise migratoire en Europe. Ce phénomène sert d’arrière-plan aux travaux de la nouvelle Chaire de recherche du Canada sur la gouvernance sécuritaire des corps, la mobilité et les frontières, dont la titulaire est la professeure du Département de science politique Anne-Marie D’Aoust.
L’ambition première de la Chaire est de produire de nouvelles connaissances sur les transformations de la sécurité, la gouvernance de la mobilité internationale et les inégalités identitaires et sexuelles, des enjeux au cœur de la politique mondiale trop souvent étudiés isolément, estime la professeure.
«La sécurité est devenue le cadre privilégié à travers lequel les responsables politiques et décideurs évaluent les processus migratoires transnationaux qui s’intensifient», souligne Anne-Marie D’Aoust. En témoignent l’adoption, en 2018, du Pacte mondial des Nations Unies pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, et la création subséquente par l’ONU du Réseau sur les migrations pour en assurer la coordination et l’implantation. «Les mobilités transfrontalières de personnes et de marchandises sont gérées selon leur degré de risque ou de menace afin d’assurer la sécurité des citoyennes et citoyens, indique la chercheuse. Cette rationalité du risque, se trouvant au cœur des politiques actuelles sur la sécurité et le contrôle des mobilités, implique le développement d’infrastructures, techniques et informatiques notamment, qui structurent les déplacements de toute personne traversant les frontières, et pas seulement ceux de populations marginalisées.»
«Il y a lieu de s’interroger sur les modalités d’appréhension et de contrôle des identités et des corps des individus, dont la mobilité est soit facilitée, restreinte ou interdite.»
Anne-Marie D’Aoust,
Professeure au Département de science politique
Jusqu’à présent, plusieurs études se sont attardées aux manifestations les plus spectaculaires de la sécurisation des frontières: déploiement de technologies sophistiquées, construction de murs et de barrières, détention de demandeurs d’asile. «Au-delà d’une réflexion sur l’usage, l’efficacité et les limites des technologies sécuritaires, il y a lieu de s’interroger sur les modalités d’appréhension et de contrôle des identités et des corps des individus, dont la mobilité est soit facilitée, restreinte ou interdite, observe la professeure. Il s’agit aussi d’analyser le rôle des acteurs – agences d’immigration, fonctionnaires, forces de sécurité – qui exercent la gouvernance sécuritaire sur le terrain.»
Selon Anne-Marie D’Aoust, le resserrement dans plusieurs pays des mécanismes de sécurité, de surveillance et de contrôle s’explique par différents facteurs. «On a assisté à un ressac après l’espèce d’euphorie associée à la globalisation économique des années 1990, qui s’est traduit, entre autres, par la montée des discours d’extrême-droite, xénophobes en particulier. Nous ne sommes plus dans le mode de pensée selon lequel les personnes migrantes et réfugiées doivent être accueillies et protégées. Plus récemment, certains États ont instrumentalisé la pandémie de Covid-19 pour ne pas remplir leurs obligations. Aux États-Unis, par exemple, le président Trump avait autorisé le refoulement des demandeurs d’asile aux frontières au nom de la sécurité sanitaire.»
Mécanismes de sécurité: quels impacts?
Les travaux de la Chaire se déploieront selon trois axes de recherche. Le premier concerne les mécanismes de sécurisation des frontières, des corps et de la mobilité transnationale. «L’objectif est de comprendre comment certaines technologies de contrôle, la biométrie et la reconnaissance faciale automatisée, par exemple, se saisissent des corps perçus comme étant un problème ou une menace potentielle et leur octroient des significations, affectant directement la mobilité des personnes», explique la chercheuse.
«Plusieurs technologies de sécurité et de contrôle des frontières, supposément neutres, sont façonnées par les inégalités ethniques, raciales, de genre et autres qui prévalent dans la société et les reproduisent.»
Un deuxième axe consistera à documenter les impacts différenciés des pratiques de gouvernance sécuritaire sur les corps des personnes selon leur appartenance ethnique, leur sexe, leur genre et leur race ainsi que les formes d’inégalités et de discrimination qui en résultent. «Plusieurs technologie de sécurité et de contrôle des frontières, supposément neutres, sont façonnées par les inégalités ethniques, raciales, de genre et autres qui prévalent dans la société et les reproduisent, note Anne-Marie D’Aoust. Ainsi, même les meilleurs algorithmes reconnaissent les femmes noires 20 fois moins bien que les hommes blancs.»
La Chaire s’intéressera, notamment, aux corps dits «donnéifiés». «Un passeport contient des informations qui sont littéralement codées dans des bases de données informatiques. Le problème est qu’on ne sait pas comment ces données circulent et comment elles sont utilisées», relève la professeure.
Le rôle du droit
Le troisième axe de recherche portera sur le rôle du droit comme outil qui régit le contrôle transfrontalier des corps en déplacement. «Face aux technologies de contrôle des mobilités dans les zones frontalières, on constate des vides juridiques, dit Anne-Marie D’Aoust. À qui appartiennent les données recueillies? Comment sont-elles partagées? Quels sont les droits des personnes qui transitent pour des raisons de voyage ou de migration? Voilà autant des questions que la Chaire entend aborder.»
Le droit de l’immigration étant un droit administratif qui régit les relations entre les citoyens et les institutions, on peut s’interroger quant à l’émergence d’un droit administratif global agissant comme une infrastructure régissant les mobilités transnationales et dont on saisit encore mal les effets, observe la chercheuse. «Pensons, par exemple, à la diffusion de normes et de procédures établies par l’Organisation internationale pour les migrations, au départ une ONG assistant les États avant de devenir en 2016 l’organe officiel de l’ONU pour la gestion globale des migrations.»
Les travaux produits par la Chaire privilégieront différents angles disciplinaires: études critiques de sécurité, études féministes et de genre, études sur la mobilité et études migratoires, droit et société, géographie humaine. «L’apport fondamental de la Chaire résidera dans la construction de ponts entre ces divers champs dont l’interdépendance offre des croisement analytiques féconds», conclut Anne-Marie D’Aoust.