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Des jouets racisés qui construisent l’image de l’autre

Philippe Bélanger-Landry a analysé les représentations de personnages noirs et autochtones dans les jouets vendus au Canada entre 1945 et 1980.

Par Claude Gauvreau

9 décembre 2024 à 13 h 30

Quoi de plus inoffensif qu’un jouet d’enfant? Et pourtant. Dans son mémoire de maîtrise, Philippe Bélanger-Landry remet en question cette idée reçue. Réalisée sous la direction de la professeure du Département d’histoire Joanne Burgess, sa recherche porte sur les jouets «racisés», ou représentant des personnages non blancs, vendus au Canada entre 1945 et 1980.

«Mon mémoire s’inscrit au croisement de deux champs d’étude, celui concernant les représentations racialisées dans la culture matérielle, d’une part, et celui portant sur l’histoire de l’enfance au Canada, d’autre part», explique Philippe Bélanger-Landry, qui est assistant au soutien académique au Bureau de l’inclusion et de la réussite étudiante (BIRÉ). «Mon objectif était d’analyser les stéréotypes perpétués par les jouets en tant qu’instruments informels de socialisation raciale, précise-t-il. Je me suis intéressé aux années 1945 à 1980 parce qu’elles représentent une période où les jouets pour enfants ont été largement commercialisés, devenant plus accessibles à la population, tant au Québec que dans le reste du Canada.»

«Mon objectif était d’analyser les stéréotypes perpétués par les jouets en tant qu’instruments informels de socialisation raciale.»

Philippe Bélanger-Landry,

Assistant au soutien académique au Bureau de l’inclusion et de la réussite étudiante

Philippe Bélanger-Landry a procédé à une analyse iconographique et sémantique des images de jouets et des textes publicitaires les accompagnant, publiés dans des catalogues de vente par correspondance de grands magasins à rayons – Eaton, Sears, Simpsons, Dupuis Frères – et dans ceux de fabricants de jouets. «J’ai consulté quelque 400 catalogues, dont plus de 200 produits par des compagnies canadiennes. À travers ces catalogues, j’ai pu identifier des catégories homogènes de jouets, comme les poupées, les figurines en plastique et les jouets mécanisés.»


Deux types de personnages racisés

En parcourant les catalogues, le diplômé a trouvé des images de jouets représentant deux grands types de personnages racisés: les Autochtones, ou les «Indiens» comme on les appelait à l’époque, et les Noirs. «Les jouets représentant des personnages d’Autochtones comptaient pour 54 % de l’ensemble des jouets racisés, contre 44 % pour ceux représentant des personnages de Noirs, indique Philippe Bélanger-Landry. Bien que minoritaires dans les catalogues, ces jouets occupaient une place non négligeable, contribuant à façonner l’imaginaire et la vision du monde des enfants.»

«Les personnages autochtones incarnés dans les jouets étaient largement simplifiés, monolithiques et essentialisés, à l’instar de leurs représentations au cinéma et à la télévision à la même époque.»

Les jouets représentant des personnages autochtones étaient, pour la plupart, destinés aux petits garçons. On trouvait, par exemple, des jeux de tirs comprenant un arc et des flèches, ou un fusil à bouchon, permettant d’abattre un «Indien» représenté sur une cible à atteindre. Les figurines étaient peu vêtues, portaient une coiffe en plumes et avaient la peau particulièrement foncée, distincte de celle des figurines de cowboys.

«Les personnages autochtones incarnés dans les jouets étaient largement simplifiés, monolithiques et essentialisés, à l’instar de leurs représentations au cinéma et à la télévision à la même époque, observe Philippe Bélanger-Landry. Les personnages étaient généralement associés à une époque passée et à une forme de vie primitive. Leurs descriptions dans les catalogues insistaient également sur leur caractère violent, sur le fait qu’ils étaient en guerre avec les Blancs, qu’ils cherchaient à “scalper”. On peut d’ailleurs voir une figurine d’Indien tenant un scalp dans une main.»

Le diplômé dresse sensiblement le même constat concernant les personnages de Noirs, eux aussi stéréotypés et essentialisés, confinés à certains rôles sociaux et dont les marqueurs d’altérité étaient pour le moins explicites.

«Les catalogues proposaient également plusieurs poupées “Mammy”, un surnom désignant la fameuse figure de la servante noire travaillant pour une riche famille de Blancs.»

«Les images de personnages noirs étaient souvent dégradantes. On les représentait difformes, avec de grosses lèvres, semblables à des singes. De plus, ils étaient associés à l’infériorité, à une forme de servitude.» Ainsi, un jouet mécanisé, appelé “Le serveur noir”, se déplaçait en patin à roulettes pour aller porter un plat de nourriture. «Les catalogues proposaient également plusieurs poupées “Mammy”, un surnom désignant la fameuse figure de la servante noire travaillant pour une riche famille de Blancs. Cela dit, les poupées noires étaient majoritairement anonymes, contrairement aux poupées blanches qui étaient gratifiées d’un prénom.»

Pendant plus de trois décennies, ces jouets racisés ont reproduit et normalisé des figures types de l’altérité, souligne Philippe Bélanger-Landry. «J’ai cherché à montrer qu’en perpétuant des stéréotypes raciaux auprès des enfants, ces jouets ont constitué une forme de violence symbolique, témoignant des rapports de pouvoir à l’œuvre dans la société de l’époque. Les enfants autochtones s’identifiaient aux cowboys, plutôt qu’aux “Indiens”, tandis que les fillettes noires préféraient les poupées blanches.»


Des figures d’altérité récurrentes

Philippe Bélanger-Landry montre que les codes et marqueurs d’altérité de ces figures sont demeurés, dans la plupart des cas, fondamentalement les mêmes durant toute la période étudiée, y compris durant les années 1960 et 1970, des décennies pourtant marquées par la mobilisation des communautés autochtones et noires pour la reconnaissance de leurs droits.

«Dans les années 1960 et 1970, les stéréotypes raciaux devenaient moins visibles dans certains médias, comme au cinéma, mais ils demeuraient présents dans l’univers des jeux d’enfants, note le diplômé. Probablement était-ce dû au fait que les jouets continuaient d’être associés à l’innocence de l’enfance, laquelle n’a pourtant rien de naturelle et relève plutôt d’une construction sociale.»

Depuis, la situation a évolué. La première poupée Barbie noire est née en 1980. Plus récemment, des efforts ont été déployés pour que l’offre de jouets racisés soit davantage diversifiée et plus représentative du monde qui entoure les enfants. En 2021, afin d’initier les enfants à la différence et permettre à ceux issus de la diversité de se reconnaître à travers leurs jouets, deux pères d’origine camerounaise ont lancé au Québec leur entreprise proposant des poupées à la peau noire. Des poupées pouvant avoir une influence positive auprès des enfants de toutes les origines, disaient-ils.

Philippe Bélanger-Landry reconnaît les progrès accomplis, mais considère que le manque de diversité persiste. «La rupture avec le passé n’est pas totale, dit-il, alors que les traces de stéréotypes raciaux, bien que plus subtils, demeurent présentes. J’ai pu le constater en visitant les sections réservées aux jouets dans certains magasins à grande surface.»

Présentement inscrit au programme court de deuxième cycle en pédagogie de l’enseignement supérieur, Philippe Bélanger-Landry envisage une carrière d’enseignant en histoire au niveau collégial. Pour le moment, il agit au sein du BIRÉ à titre de mentor auprès des personnes étudiantes autochtones et assure une permanence au local Niska, un espace destiné aux étudiantes et étudiants des Premières Nations, où se tiennent des rencontres d’étude, de tutorat, de travail et des activités sociales.

«Je suis moi-même originaire d’une communauté autochtone, la Brunswick House First Nation, en Ontario, d’où mon intérêt pour les réalités vécues par les Premiers Peuples», confie le diplômé.