Pour de nombreux défenseurs de la planète, la question ne fait pas de doute. Nous sommes bel et bien entrés dans l’Anthropocène. Selon les scientifiques qui ont mis cette proposition de l’avant, l’espèce humaine a suffisamment transformé l’évolution de la Terre pour qu’on parle carrément d’une nouvelle époque géologique. Et c’est un lac de l’Ontario, le lac Crawford, situé à quelque 70 kilomètres à l’ouest de Toronto, qui a été désigné comme témoin privilégié de cette transition.
Le site a été choisi parmi une douzaine d’autres endroits sur la Terre. «Ce lac, situé dans une réserve naturelle protégée, est étudié par les géologues depuis plusieurs décennies, note le professeur du Département des sciences de la Terre et de l’atmosphère Michel Lamothe. Il se trouve dans l’axe des grands vents provenant d’une région fortement industrialisée de l’Ontario, ce qui en fait un site idéal comme marqueur du début de l’Anthropocène.»
Dans les profondeurs de ce lac où les fonds sont particulièrement stables, les sédiments accumulés contiennent les traces – résidus d’essais atomiques, particules issues de la combustion d’énergies fossiles, plastiques, engrais chimiques et autres signes de l’activité industrielle – dont les scientifiques ont besoin pour établir la preuve qu’une nouvelle époque géologique caractérisée par l’influence humaine a bel et bien commencé.
Car si la notion d’Anthropocène jouit d’un large consensus en sciences sociales, tel n’est pas le cas au sein de l’Union internationale des sciences géologiques (UISG). Or, c’est l’UISG, par l’entremise de la Commission internationale de stratigraphie, qui est responsable de déterminer le début et la fin des époques géologiques.
«Selon le calendrier géologique officiel, nous sommes encore dans l’Holocène, une époque qui a commencé il y a environ 12 000 ans avec la fonte généralisée des glaciers», souligne Michel Lamothe.
L’échelle des temps géologiques
Depuis 2,6 millions d’années, nous sommes dans la période Quaternaire. L’Holocène, commencée il y a 12 000 ans, est la deuxième époque de cette période, elle-même comprise dans l’ère Cénozoïque, dont le début remonte à 66 millions d’années. Un peu comme l’histoire humaine est basée sur les archives, l’histoire de la Terre est basée sur les strates de sédiments. L’étude des strates s’appelle la stratigraphie, la spécialité de Michel Lamothe. «À Terre-Neuve, il existe un endroit où l’on peut voir très clairement dans la roche le passage, il y a près de 500 millions d’années, du Cambrien, la plus ancienne période du Paléozoïque, à l’Ordovicien. On peut passer son doigt sur la dernière couche du Cambrien et, au-dessus, c’est l’Ordovicien.»
«Si on accepte la proposition de l’Anthropocène, l’Holocène, une époque relativement stable sur le plan climatique, se terminerait vers 1950 et nous serions depuis entrés dans l’Anthropocène, une époque caractérisée par un impact significatif de l’activité humaine sur la Terre», poursuit le professeur.
La grande accélération industrielle
La date de 1950 a été arrêtée parce qu’elle correspond à la grande accélération de la production industrielle d’après-guerre. «Elle a aussi été choisie parce que les essais thermonucléaires menés à la fin des années 1940 et au début des années 1950 ont produit des résidus qui se sont déposés partout sur la planète», mentionne le géologue.
Pour faire la démonstration du début d’une nouvelle époque géologique, les membres du Groupe de travail sur l’Anthropocène mandaté par la Commission internationale de stratigraphie doivent en effet démontrer qu’il existe des changements significatifs dans les couches de sédiments. D’où l’importance d’un site comme le lac Crawford, choisi pour représenter la transition qui se serait produite partout sur la Terre au début de l’Anthropocène.
Les preuves seront-elles suffisantes pour que l’époque soit officiellement validée par la Commission internationale de stratigraphie, puis par l’UISG? Pas si sûr. «La communauté géologique n’acceptera probablement pas que le terme vienne prendre sa place dans le calendrier géologique», croit Michel Lamothe.
«Pour certains géologues, la notion d’Anthropocène a quelque chose d’anthropocentrique.»
Michel Lamothe
Professeur au Département des sciences de la Terre et de l’atmosphère
Pourquoi? D’abord parce que les changements dont on parle sont, d’un point de vue géologique, tout récents. À l’échelle des temps géologiques, qui se comptent en milliers d’années, qu’est-ce que 70 ou même 100 ans? «Pour certains géologues, la notion d’Anthropocène a quelque chose d’anthropocentrique», observe le professeur.
«Anthropocène» réfère au mot grec «anthropos», humain. L’Anthropocène serait le temps des humains ou provoqué par les humains. «Une époque géologique doit durer des milliers d’années, note le professeur du Département de philosophie Christophe Malaterre. Mais dans 10 000 ans, les êtres humains ne seront peut-être plus là.»
Comme Michel Lamothe, le philosophe des sciences souligne qu’on manque de recul pour établir une époque géologique. «On a souvent tendance à penser que la planète ne change pas, reprend Christophe Malaterre. On a l’impression qu’il y a toujours eu des arbres et des oiseaux. En réalité, la planète a connu des périodes très différentes, les continents ont bougé, le niveau des mers a varié, le climat n’a pas toujours été celui qu’on connaît.»
Vers une nouvelle ère glaciaire
Le réchauffement actuel ne sera-t-il qu’une parenthèse dans l’histoire de la Terre? Une chose très difficile à concevoir quand on regarde les forêts qui brûlent cet été, c’est que nous nous dirigeons vers une nouvelle époque glaciaire. Depuis 2,6 millions d’années, l’histoire terrestre est faite en alternance de périodes glaciaires (plus longues) et de périodes tempérées, causées, entre autres, par les changements de l’orbite de la Terre autour du Soleil et par la composition de l’atmosphère. Environ tous les 100 000 ans, notre planète connaît une époque interglaciaire: les glaciers fondent peu à peu. L’Holocène est l’une de ces époques, qui durent généralement de 20 000 à 30 000 ans. Ensuite, les glaces recouvrent de nouveau de grandes superficies de la Terre.
Ce qui est inédit, c’est qu’avec les gaz à effet de serre largués dans l’atmosphère par nos voitures, nos usines et nos maisons, l’activité humaine pourrait influencer ce cycle naturel. «Le réchauffement climatique pourrait retarder le prochain âge glaciaire de 50 000 ans, confirme Michel Lamothe. Mais il y aura une autre glaciation, c’est certain.»
En mai dernier, devant le Congrès annuel de l’Association canadienne des géographes tenu à l’UQAM, Michel Lamothe a prononcé une conférence intitulée «L’Anthropocène ou la récurrence du catastrophisme dans le calendrier géologique». Dans l’histoire de la Terre, rappelle le spécialiste de la géochronologie du Quaternaire, les passages d’une époque à une autre sont souvent caractérisés par des événements catastrophiques. Ainsi, la disparition des dinosaures, il y a 66 millions d’années, a été causée par une météorite d’environ 10 kilomètres qui a entraîné d’énormes cataclysmes. La moitié des espèces ont été éradiquées de la surface de la planète, remplacées par d’autres. Cet événement a marqué le passage du Crétacé au Paléogène, la première période de l’ère Cénozoïque.
Une catastrophe appréhendée
«Dans le cas de l’Anthropocène, la catastrophe liée à la pollution atmosphérique, des terres et des mers demeure, pour l’instant, une catastrophe appréhendée, dit Michel Lamothe. Il se pourrait que la catastrophe appréhendée n’arrive pas.» Ce qui fait tiquer certains membres de la communauté géologique, qui s’opposent à la formalisation de la nouvelle époque géologique.
«Si je suis un géologue qui arrive sur la Terre dans 10 000 ans et que je veux reconstituer l’histoire de la planète, serai-je en mesure d’identifier le début de l’Anthropocène?»
Michel Lamothe
Admettons, poursuit le professeur, que nos dirigeants finissent par s’entendre pour limiter nos émissions de gaz à effet de serre et mettre un frein au réchauffement climatique. Les bouleversements entraînés par l’activité humaine laisseront-ils une trace suffisante pour marquer une nouvelle époque géologique? «Si je suis un géologue qui arrive sur la Terre dans 10 000 ans et que je veux reconstituer l’histoire de la planète, serai-je en mesure d’identifier le début de l’Anthropocène?», illustre Michel Lamothe.
Pour certains géologues, précise le professeur, l’Anthropocène serait un «événement» plutôt qu’une époque géologique au sens formel du terme. C’est le point de vue que défend le professeur émérite de l’Université de Cambridge Philip Gibbard. Selon cet expert, il faut voir l’Anthropocène comme un événement géologique englobant à la fois le passé et l’avenir des interactions entre l’humain et l’environnement, et non comme une époque ayant commencé à une date précise, à inscrire dans le calendrier géologique.
Même parmi les partisans de la formalisation, le choix du lac Crawford comme témoin de la grande accélération industrielle du début des années 1950 ne fait pas l’unanimité. Pour certains géologues, un marqueur placé au début des années 1950 ignore les millénaires d’influence de l’humain sur la planète, de l’utilisation du feu à l’invention de l’agriculture. D’autres dates, comme la Révolution industrielle de 1830 en Angleterre, avaient d’ailleurs été envisagées pour signer le début de l’Anthropocène.
Un débat social
L’Union internationale des sciences géologiques finira-t-elle par accorder à l’Anthropocène son statut d’époque géologique? C’est une affaire à suivre. Mais, en parallèle de ce débat scientifique, la question suscite aussi un débat social.
«Puisque ce sont à peine 10 % des gens de la planète qui ont précipité le passage à l’Anthropocène, certains disent qu’on devrait plutôt parler de “capitalocène”.»
Christophe Malaterre
Professeur au Département de philosophie
«Le débat de société se traduit, pour plusieurs, en termes de responsabilité», souligne Christophe Malaterre. Ce débat est lié, en partie, à la date choisie pour marquer le début de l’Anthropocène. Si on avait retenu l’émergence de l’agriculture, la responsabilité serait partagée plus universellement. Avec la date de 1950, liée à la production de masse industrielle, ce sont les pays développés et les sociétés capitalistes du Nord qui sont visés. «Puisque ce sont à peine 10 % des gens de la planète qui ont précipité le passage à l’Anthropocène, certains disent qu’on devrait plutôt parler de “capitalocène”», précise le philosophe.
Indépendamment du débat scientifique et même si les changements causés par l’activité humaine ne devaient laisser que peu de traces dans quelques millénaires, tout le monde est à même de les constater. Les gaz à effet de serre que nous produisons bouleversent le climat de la planète. La déforestation, la pollution des océans, des rivières et des écosystèmes entraînent la disparition de milliers d’espèces. Avec l’extraction minière, nous déplaçons littéralement des montagnes. «À notre grand désarroi, nous sommes devenus, avec la technologie, une force géologique», observe Christophe Malaterre.
De nombreux citoyens engagés dans la lutte pour la préservation de l’environnement se sont déjà approprié le concept d’Anthropocène. «Parler d’Anthropocène, c’est parler de notre place sur la Terre et de l’effet que nous avons sur les systèmes terrestres, remarque Michel Lamothe. C’est parler des changements climatiques. Donc, déjà, le concept joue son rôle.»
Collision entre le temps court et le temps long
D’un point de vue sociétal, le passage à l’Anthropocène nous amène à nous rendre compte que le temps dans lequel nous vivons, le temps court, est en train de collisionner avec le temps long, le temps géologique», mentionne Christophe Malaterre.
On se projette généralement sur un temps court, explique le professeur. Quel sera mon prochain article, quels cours vais-je prendre à l’automne, où irai-je en vacances l’été prochain? Comme société, nous avons du mal à nous mobiliser sur plus que quelques années. Or, l’Anthropocène nous fait prendre conscience – devrait nous faire prendre conscience – que nos actes agissent sur les forces du temps long, parce que les changements que nous introduisons dans les systèmes terrestres sont là pour durer. Nous sommes désormais obligés de nous projeter sur un horizon beaucoup plus lointain.
«Désormais, on ne peut plus faire d’histoire naturelle sans faire d’histoire humaine et on ne peut plus faire d’histoire humaine sans faire d’histoire naturelle, parce que temps court et temps long ont fusionné.»
Christophe Malaterre
«Jusqu’à maintenant, note le philosophe, on concevait l’histoire naturelle comme distincte de l’histoire humaine. Désormais, on ne peut plus faire d’histoire naturelle sans faire d’histoire humaine et on ne peut plus faire d’histoire humaine sans faire d’histoire naturelle, parce que temps court et temps long ont fusionné.»
Nous n’avons plus le choix d’être une force géologique parce que cela est déjà fait, ajoute Christophe Malaterre. Il faut donc nous tourner vers le futur et nous demander ce que nous pouvons faire pour que l’avenir se passe au mieux. «Il faut que l’humanité démontre qu’elle est capable d’assumer la responsabilité qu’elle s’est assignée sans le vouloir.»
L’humanité se montrera-t-elle à la hauteur de ce défi? Le débat sur l’Anthropocène servira-t-il à éveiller les consciences? On ne sait pas. «L’Anthropocène nous fait réfléchir sur le temps long des civilisations technologiquement avancées, conclut le philosophe. Si nous n’avons jamais reçu de signaux de civilisations extraterrestres, c’est peut-être parce que les civilisations technologiquement avancées ont une espérance de vie très courte. En tout cas, c’est une hypothèse.»
Un cours sur l’Anthropocène
Offert au trimestre d’hiver, le cours Anthropologie de l’Anthropocène porte sur les questions et enjeux que soulève l’influence croissante de l’activité humaine sur son environnement. Le cours est proposé, entre autres, dans le cadre de la nouvelle majeure en anthropologie du contemporain.
Mise à jour: la Commission a tranché
Depuis la publication de cet article, le sous-comité créé par la Commission internationale de stratigraphie pour éclairer la question de l’Anthropocène a tranché. En mars 2024, ses membres ont refusé à 12 voix contre 4 de reconnaître qu’une nouvelle époque géologique avait commencé dans les années 1950. Le professeur du Département d’histoire Yves Gingras a publié en juin 2024 dans la revue française Pour la science un article qui revient sur ce vote. Dans L’«anthropocène», science ou convention?, l’historien des sciences montre bien que ce débat n’est pas «purement scientifique» et que le terme «anthropocène» est «un enjeu de luttes de nature plus politique et idéologique que proprement scientifique».