Au Québec, il n’est pas rare que des jeunes décident de quitter leur région pour s’établir dans un grand centre afin de poursuivre des études postsecondaires ou de dénicher un emploi mieux rémunéré. Le fait de déménager vers une plus grande ville permet-il d’améliorer son sort? Cette question est au centre d’une nouvelle étude menée par une équipe de recherche affiliée au Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO), composée de la professeure du Département des sciences économiques de l’ESG UQAM Marie Connolly ainsi que des professeurs Yacine Bouijia et Xavier St-Denis, de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS). Il s’agit de la première étude à examiner la question de la mobilité socio-économique sous l’angle de la mobilité géographique.
«L’un des principaux constats de notre étude est que la migration inter-régionale au Québec est associée à des revenus plus élevés pour les jeunes ayant grandi hors des régions métropolitaines, souligne la professeure Marie Connolly. C’est particulièrement vrai chez les jeunes nés dans les années 1970 et 1980 et dont la famille se situe au bas de la distribution des revenus.»
L’équipe de recherche s’est appuyée sur la Base de données sur la mobilité intergénérationnelle du revenu (BDMIR) de Statistique Canada, dont la structure longitudinale permet de suivre les enfants jusqu’à un stade avancé de leur vie adulte. Quatre cohortes de jeunes ont été suivies à travers le temps soit ceux nés entre 1967 et 1970, entre 1972 et 1975, entre 1977 et 1980 et entre 1982 et 1985, ce qui représente un échantillon de près de 1,4 million de jeunes. La BDMIR permet aussi d’identifier dans quel type de région une jeune a grandi (région rurale, grande ville, petite ville) et de voir si cette personne a changé de région dans les années subséquentes.
La recherche comporte certaines limites, tient à préciser la chercheuse. «Nous brossons un portrait descriptif du lien entre mobilité géographique et mobilité socio-économique. Ce portrait nous informe sur l’état de la situation. Il n’établit pas un rapport direct de cause à effet entre migration et revenu, mais une corrélation.»
Aggravation des inégalités
Malgré diverses initiatives pour promouvoir l’égalité des chances, la reproduction des inégalités de génération en génération, aussi appelée transmission intergénérationnelle du revenu, s’est aggravée au Québec depuis la fin du 20e siècle. «Les jeunes ayant grandi dans un milieu moins favorisé sont plus susceptibles de rester au bas de l’échelle sociale à l’âge adulte», note Mary Connolly.
Par exemple, les jeunes nés au début des années 1960 dans une famille du quintile inférieur de la distribution des revenus avaient 27 % de chances d’être eux-mêmes dans ce quintile à l’âge adulte, alors que cette probabilité atteint 33 % pour ceux qui sont nés au milieu des années 1980. «Il est important de bien comprendre ce phénomène afin de se donner les meilleurs outils pour favoriser l’égalité des chances et ainsi bâtir une société où l’origine sociale ne devient pas un déterminant trop important du bien-être économique futur», remarque la professeure.
«Le recul de la mobilité sociale semble affecter davantage les jeunes ayant grandi dans les familles à faible revenu hors des grandes villes, notamment en région rurale, et qui y vivent encore à l’aube de la trentaine.»
Marie Connolly,
Professeure au Département des sciences économiques
L’étude examine si ce phénomène de détérioration de la mobilité sociale s’applique de manière équivalente aux personnes qui ont grandi en milieu rural, dans les grands centres urbains ou dans de petites villes. «Nous observons que le recul de la mobilité sociale semble affecter davantage les jeunes ayant grandi dans les familles à faible revenu hors des grandes villes, notamment en région rurale, et qui y vivent encore à l’aube de la trentaine.» À l’inverse, les jeunes de milieux modestes qui sont nés dans une région rurale ou dans une petite agglomération, et que l’on retrouve, à l’âge adulte, dans une ville plus grande, sont les plus susceptibles d’avoir gravi des échelons socio-économiques.
L’équipe de recherche note, par ailleurs, une amélioration de la situation socio-économique des jeunes vivant dans les régions rurales, mais ayant grandi dans des familles se situant au sommet de la distribution des revenus.
«Dans les grandes villes, on n’identifie pas une tendance claire en matière de mobilité sociale, qu’elle soit à la hausse ou à la baisse, dit Marie Connolly C’est plutôt stable, contrairement à ce qui se passe hors des grands centres.»
Des pistes de réflexion
L’étude soulève plusieurs questions qui constituent autant de pistes de réflexion. Ainsi, le manque de diversification économique dans certaines régions rurales exposerait-il les jeunes à de plus grands risques d’instabilité professionnelle et de précarité? Est-ce qu’on y trouve des emplois généralement moins bien payés? Est-ce que les opportunités offertes par le système d’éducation postsecondaire sont moins nombreuses que dans les centres urbains?
«Il serait intéressant de s’attarder plus précisément aux obstacles auxquels font face les jeunes en région rurale provenant de familles à faible revenu, en particulier ceux qui ne désirent pas migrer vers une petite ou une grande ville, ou qui ne sont pas en mesure de le faire», relève la professeure.
«Il faut chercher à offrir dans les régions ce que la migration apporte aux jeunes qui partent, que ce soit en matière de possibilités d’éducation et de formation, ou en matière de perspectives d’emploi.»
On sait que l’éducation est un facteur clé d’émancipation et de mobilité sociales, quelle que soit la région où l’on vit. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles le Québec a créé, à la fin des années 1960, les cégeps et le réseau de l’Université du Québec (UQ) afin de favoriser l’accès le plus large possible à l’éducation supérieure. Comme le souligne l’étude, des analyses utilisant la Plateforme de liens longitudinaux entre l’éducation et le marché du travail (PLEMT) et la Banque de données administratives longitudinales (DAL) montrent que les diplômés universitaires issus de milieux moins favorisés se démarquent des autres jeunes des mêmes milieux par une mobilité ascendante nettement supérieure, tous niveaux de scolarité confondus.
«Le problème est que l’accès aux établissements d’enseignement supérieur demeure problématique pour des jeunes qui grandissent dans des régions rurales, observe Marie Connolly. Même des villes comme Chicoutimi et Rimouski, où se trouvent des établissements de l’UQ, peuvent être difficiles d’accès pour des jeunes des zones rurales. Un jeune de ces régions qui veut poursuivre ses études après le secondaire sera-t-il prêt à quitter son milieu ou préférera-t-il se trouver un emploi là où il habite?»
Dans la mesure où le fait de changer de région semble associé à des avantages en termes de revenu, des politiques publiques soutenant la mobilité géographique pourraient contribuer à accroître la mobilité sociale chez les jeunes au Québec, estime la chercheuse. «Évidemment, il ne s’agit pas de vider les régions et de pousser tous les jeunes à s’établir dans les centres urbains ni de croire que le seul fait de déménager dans une grande ville améliorera automatiquement leurs conditions. Cela dit, on peut envisager des incitatifs financiers qui aideraient des jeunes qui le souhaitent à étudier dans un cégep ou une université éloignée de leur lieu de résidence. En même temps, il faut chercher à offrir dans les régions ce que la migration apporte aux jeunes qui partent, que ce soit en matière de possibilités d’éducation et de formation, ou en matière de perspectives d’emploi.»
Intitulée «Mobilité géographique et transmission intergénérationnelle du revenu au Québec», l’étude est disponible sur le site web du CIRANO. Ses résultats ont été présentés le 30 octobre, à l’occasion d’une conférence publique tenue au CIRANO.