Le 21 février 2022, le président russe Vladimir Poutine proclamait l’indépendance des territoires séparatistes ukrainiens. Trois jours plus tard, la Russie envahissait l’Ukraine. Affirmant que l’Ukraine a été créée par la Russie bolchévique, Vladimir Poutine utilisait l’histoire pour justifier la guerre. «L’Ukraine, pour nous, n’est pas seulement un pays voisin, lançait-il. C’est une partie inaliénable de notre histoire, de notre culture, de notre espace spirituel.»
Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, des chefs d’État et divers groupes ont convoqué et manipulé l’histoire pour préparer les opinions, convaincre les indécis, encourager l’engagement militaire ou légitimer le recours à la force. C’est ce que démontre l’ouvrage collectif Quand l’Histoire sert à faire la guerre, publié sous la direction du professeur du Département d’histoire Benjamin Deruelle. Le livre paraîtra aux éditions Leméac le 19 avril prochain et fera l’objet d’un lancement à la librairie Zone libre le 26 avril.
«L’objectif de cet ouvrage est de rappeler que l’histoire a été instrumentalisée au cours des siècles pour justifier le déclenchement des guerres, explique Benjamin Deruelle. Nous avons cherché à éviter tout jugement moral, car il ne s’agissait pas de décréter qui avait tort ou qui avait raison, mais de faire œuvre d’historien et de contribuer à ce que les gens prennent conscience que ce phénomène n’est pas une exception dans l’histoire et peut se répéter dans l’avenir.»
«Les pouvoirs politiques ou religieux ont constamment utilisé l’histoire pour justifier leurs actes, illustrer leurs valeurs, forger les imaginaires sociaux et nationaux, structurer les identités et…légitimer le passage à la violence.»
Benjamin Deruelle,
Professeur au Département d’histoire
Plus que les autres sciences humaines et sociales, l’histoire, en raison de son caractère interprétatif, a toujours fait l’objet de tentatives d’instrumentalisation, souligne le professeur. «L’histoire comporte des zones grises que des gens exploitent pour lui faire dire des choses qu’ils ont besoin qu’elle dise. Les pouvoirs politiques ou religieux ont constamment utilisé l’histoire pour justifier leurs actes, illustrer leurs valeurs, forger les imaginaires sociaux et nationaux, structurer les identités et… légitimer le passage à la violence. La puissance argumentative de l’histoire en a fait un instrument de gouvernement.»
Permanence des méthodes et des arguments
Les textes réunis dans l’ouvrage témoignent non seulement de l’ancienneté des manipulations de l’histoire, mais soulignent aussi la permanence des motifs, des méthodes et des arguments employés, notamment ceux de la morale, du droit et de l’action légitime pour justifier la guerre.
«Certaines méthodes sont similaires d’une époque à l’autre, comme la diabolisation de l’adversaire, observe Benjamin Deruelle. On se permet d’intervenir militairement dans un pays ou sur un territoire donné sous prétexte que la population vit sous le règne d’un tyran. Cet argument était déjà présent dans l’Antiquité romaine et il l’est encore à l’époque moderne. Dire que l’on intervient pour libérer un peuple, comme l’a fait Poutine à propos du peuple ukrainien, permet de légitimer son action au regard du droit international.»
Pour comprendre comment ce type de discours se bâtit et produit un impact sur les populations, il est nécessaire de l’historiciser, poursuit le chercheur. «Dans le chapitre sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine, l’historien Éric Aunoble (Université de Genève) montre comment, depuis 20 ans, deux versions différentes de la même histoire se sont construites de part et d’autre de la frontière entre ces deux pays. D’un côté, Poutine a toujours insisté sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens pour justifier ses griefs, alors que les Ukrainiens ont brandi le récit d’une oppression séculaire de leur nation par son grand voisin.»
Dans un autre chapitre, l’historienne Deborah Barton (Université de Montréal) aborde les procédés utilisés par Adolf Hitler pour déformer l’histoire et légitimer la violence politique en Allemagne et ses agressions en Europe. Elle retrace la manière dont la propagande nazie a élaboré dans les années 1930 une version de l’histoire de la Première Guerre mondiale fondée, entre autres, sur le mensonge de la responsabilité des Juifs et les exagérations sur l’infamie du traité de Versailles Elle montre, enfin, comment la diffusion de cette propagande en Allemagne a préparé les esprits à la guerre expansionniste et génocidaire du régime nazi.
Du Nord au Sud
L’ouvrage indique que les pratiques d’instrumentalisation de l’histoire à des fins guerrières ne sont pas propres à l’Occident, qu’elles sont aussi présentes en Asie, en Amérique du Sud et en Afrique. «Il faut considérer l’histoire dans sa globalité, ce qui signifie être sensible aux relectures historiques non seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace», note Benjamin Deruelle.
Un chapitre est ainsi consacré à la troisième guerre d’Indochine, en 1979, entre les États communistes d’Asie du Sud-Est. Le professeur du Département d’histoire Christopher Goscha illustre comment ces États s’étaient lancés dans une véritable guerre de mémoires dans les années 1970. Les récits antagonistes diffusés par les autorités khmères, chinoises et vietnamiennes entendaient légitimer leurs actions tout en discréditant celles de leurs adversaires.
«À l’âge d’internet et des réseaux sociaux, la compréhension de l’histoire demeure essentielle non seulement pour saisir le monde actuel et ses dynamiques, mais encore pour se protéger de son instrumentalisation et de la désinformation.»
Les dévoiements de l’histoire ne sont pas l’apanage des chefs d’État. Le passé imaginé soutient aussi les revendications et l’action de groupes de résistants ou de rebelles, selon le point de vue. En 1916, le chef des républicains irlandais ressuscite les fantômes des insurrections passées pour déclarer la guerre à Londres et réclamer l’indépendance de son pays. L’appel de la liberté traverse également les textes de Simón Bolívar lors du soulèvement des colonies d’Amérique du Sud (1814-1816) contre l’Espagne. La réécriture de l’histoire bolivarienne reconfigure l’opposition traditionnelle entre républicains et monarchistes pour donner naissance à une opposition entre Américains et Espagnols, créant un imaginaire anticolonial sud-américain.
«Ce qui prédomine dans ces cas de figure, c’est la puissance légitimatrice de la justesse supposée d’une guerre ou d’une cause», relève le professeur.
Tension entre histoire et mémoire
Dans l’introduction de l’ouvrage, Benjamin Deruelle rappelle que la mémoire fait aussi l’objet de manipulations, citant les abus de la mémoire ayant justifié, entre autres, l’agression contre les peuples de l’ancienne Yougoslavie par les autorités serbes, au nom de la vengeance des violences subies durant la Seconde Guerre mondiale. Le professeur aborde les rapports complexes entre histoire et mémoire, en soulignant que les deux partagent des frontières poreuses, sans être synonymes.
«L’histoire et la mémoire s’intéressent au même matériau, les faits du passé, mais leurs objectifs sont différents, dit Benjamin Deruelle. N’étant pas juge ou arbitre, l’historien s’appuie sur des faits avérés et sur une méthode critique. Il privilégie la distanciation pour analyser des situations historiques, afin de mieux comprendre le fonctionnement des sociétés.»
La mémoire, quant à elle, possède une dimension morale et une charge émotionnelle ou affective particulièrement importantes, note le chercheur. «Dans le devoir de mémoire, par exemple, il y a cette idée qu’il est moralement nécessaire de se rappeler certains faits ou événements.»
Selon Benjamin Deruelle, la confusion entre mémoire et histoire est d’autant plus grande aujourd’hui que les sociétés occidentales sont marquées par l’obsession de l’identité et de la mémoire. «En témoigne la multiplication des jours du souvenir ou des cérémonies de commémoration, lesquels rythment la vie politique et l’actualité, et visent à créer des sociétés plus consensuelles.»
L’histoire au service de la paix?
L’ouvrage se termine sur un chapitre signé par l’historien Carl Bouchard (Université de Montréal), qui pose la question: l’histoire peut-elle servir à faire la paix? Il rappelle qu’après la Première Guerre mondiale et ses 15 millions de morts, des mouvements pacificateurs ont dénoncé la place du passé belliqueux des sociétés dans le contenu des manuels d’histoire et plaidé pour une éducation à la paix en insistant sur les liens qui unissent les peuples plutôt que sur leurs divisions et leurs haines.
«La négation ou l’oubli des conflits du passé ne favorise pas nécessairement la paix, soutient Benjamin Deruelle. Que l’on détourne l’histoire pour faire la guerre ou pour faire la paix, ce sont les mêmes mécanismes à l’œuvre, même si l’un est plus acceptable que l’autre d’un point de vue éthique.»
Le chercheur souligne l’importance d’interroger le rôle social de l’historien et l’utilité de l’histoire qui, dit-il, contribue à éduquer, à forger l’esprit critique et à alimenter le débat social. «Même si l’histoire, comme la mémoire, se construit à partir du présent et ne peut donc être absolument objective, la méthode historique agit comme un garde-fou contre le travail du temps, l’inexactitude des souvenirs ou les pressions de toutes natures, politiques, sociales, culturelles ou religieuses. À l’âge d’internet et des réseaux sociaux, la compréhension de l’histoire demeure essentielle non seulement pour saisir le monde actuel et ses dynamiques, mais encore pour se protéger de son instrumentalisation et de la désinformation.»
Outre Benjamin Deruelle et Christopher Goscha, les professeurs du Département d’histoire Laurent Colantino, Geneviève Dorais et Jean-Philippe Garneau ont collaboré à Quand l’Histoire sert à faire la guerre, qui sera aussi publié en France, en septembre prochain, aux Presses universitaires du Septentrion.