Au cours des récentes décennies, des musées d’un nouveau genre sont apparus dans différent pays d’Europe, d’Asie, d’Amérique latine et d’Amérique du Nord. «Témoignant d’un phénomène encore émergent, ces nouvelles institutions se définissent elles-mêmes comme des musées ayant pour mission de défendre des causes liées aux droits humains et à la justice sociale», souligne la professeure du Département d’histoire de l’art Jennifer Carter, qui leur a consacré un ouvrage: Human Rights Museums. Critical Tensions Between Memory and Justice (éditions Routledge).
Cet ouvrage est l’aboutissement de travaux de recherche qu’elle mène depuis 10 ans. «Mon intérêt pour ces musées a été nourri par l’ouverture à Winnipeg, en 2014, du Musée canadien pour les droits de la personne, l’un des deux nouveaux musées nationaux construits au pays au cours des 40 dernières années», indique Jennifer Carter.
Selon la professeure, l’émergence des musées des droits humains s’inscrit dans l’évolution historique des régimes de droits. «Le 20e siècle a été marqué par trois paradigmes en matière de droits: la défense des droits économiques et sociaux avec la mise en place de l’État providence dans les années 1930 et 1940, le soutien aux droits des peuples colonisés en quête d’indépendance dans les années 1950 et 1960, puis la promotion du droit humanitaire à partir des années 1970. Ce dernier paradigme a ouvert la voie à l’apparition des nouveaux musées des droits humains.»
Dans son livre, Jennifer Carter analyse le contexte social, politique et culturel dans lequel ces musées ont été créés, décrit leur mission, leur approche muséologique, les thématiques de leurs expositions et leurs liens avec la communauté.
Devoir de mémoire et droits humains
Les musées dédiés aux droits humains se situent dans une tradition qui remonte à la fin des années 1940 et aux années 1950, rappelle la chercheuse. «À cette époque, on voit apparaître des institutions muséales qui se veulent des lieux de préservation d’une mémoire historique, comme le Musée du Mémorial de la paix à Hiroshima, au Japon, inauguré en 1955.» Tout en présentant des expositions et en construisant des collections, ces institutions ont contribué à transformer le rôle traditionnel des musées en se donnant une vocation mémorielle, avec une forte composante commémorative.
«Une deuxième vague de musées ont conservé et étendu la fonction mémorielle, tout en mettant l’accent sur les violations des droits de la personne et leur portée politique», observe Jennifer Carter. C’est le cas du US Holocaust Memorial Museum à Washington et de l’International Slavery Museum, situé à Liverpool, en Angleterre. «Adoptant au départ une approche historique et commémorative, ces deux musées se sont ensuite intéressés aux luttes actuelles pour les droits humains. Le musée à Liverpool, par exemple, a poursuivi sa réflexion sur l’esclavage contemporain à travers, notamment, une exposition temporaire sur l’exploitation du travail des enfants dans divers pays.»
Plus récemment encore, un troisième regroupement de musées a également été créé, notamment dans des pays d’Amérique latine ayant connu la dictature et des conflits armés. À Asuncion, capitale du Paraguay, on trouve deux musées ayant reconstitué l’histoire de la dictature d’Alfredo Stroessner, de 1954 à 1992. Autre exemple, le Museo de la Memoria y los Derechos Humanos à Santiago, au Chili, inauguré en 2010, a pour mission de faire connaître les crimes commis sous la dictature de Pinochet. Lieu de mémoire et de guérison, le musée utilise de multiples œuvres et objets pour relater cette période sombre de l’histoire du pays: articles de journaux, affiches, dessins et aquarelles, vidéos, photographies d’époque, lettres, certificats d’emprisonnement.
«Certains musées dédiés aux droits de la personne cherchent à susciter la réflexion, prennent position, voire s’engagent dans des actions et invitent leurs visiteurs à faire de même», note Jennifer Carter. Le Musée canadien pour les droits de la personne, par exemple, a signé une entente, il y a quelques années, avec un réseau guatémaltèque qui effectuait des recherches sur des milliers de personnes disparues dans ce pays. Situé dans une ancienne prison, qui servait aussi de centre de torture aux Khmers rouges, le Musée Tuol Sleng, au Cambodge, possède des collections de photographies de victimes des Khmers rouges, prises par ces derniers et utilisées par l’ONU et le gouvernement cambodgien pour dénoncer leurs atrocités. En Angleterre, l’International Slavery Museum incite les visiteurs à signer des pétitions contre des formes contemporaines d’esclavage.
Préoccupations éthiques
Les musées des droits humains abordent des sujets socialement sensibles qui soulèvent des questions éthiques. «Comment représenter des tragédies historiques et honorer la mémoire de personnes qui ont vécu des expériences traumatisantes? Quelle narration peut-on faire de conflits qui ont divisé des sociétés, sans verser exclusivement dans une vision manichéenne? De quelles façons pouvons-nous représenter ces histoires afin de mieux comprendre les structures systémiques et sociétales qui ont permis les violations des droits?», s’interroge la professeure. Selon elle, les musées doivent traiter du caractère controversé associé à certaines thématiques en expliquant au public le processus d’élaboration et de prise de décision des projets d’exposition.
«En Colombie, un musée sur les conflits armés qui ont déchiré ce pays est en voie de construction. Dans le cadre d’un festival littéraire à Bogotá, la capitale, les responsables du projet ont organisé une exposition temporaire expliquant à la population colombienne quelle serait leur approche. Ayant choisi trois axes – terre, eau et corps –, ils ont soulevé la question: que deviennent la terre, l’eau et le corps dans une guerre? Lors de l’exposition, des hommes et des femmes provenant de différentes régions du pays ont pris spontanément la parole pour témoigner de ce qu’ils avaient vécu, démontrant l’appropriation de cette exposition par les personnes ayant subi des années de violations de leurs droits dans le contexte du conflit armé.»
Un musée communautaire
Jennifer Carter a reçu dernièrement une subvention du CRSH pour le projet de recherche «Localities of resistance, communities of care: Collaborative (en)counters at the Museo de la Ciudad Autoconstruida», mené en collaboration avec la professeure Constanza Camelo, de l’Université du Québec à Chicoutimi, la commissaire colombienne Cristina Lleras, la doctorante en histoire de l’art Maria Juliana Angarita et le Museo de la Ciudad Autoconstruida (MCA), un musée communautaire à Bogotá. Inauguré en novembre 2021 et affilié au Musée de la ville de Bogotá, le MCA s’est donné pour mandat de défendre les droits de la personne et de protéger l’environnement.
«Notre recherche vise, notamment, à documenter les impacts sociaux et environnementaux liés aux activités d’exploitation minière et à la présence d’un dépotoir dans un quartier défavorisé de Bogotá, Ciudad Bolívar, où vivent, entre autres, des personnes réfugiées provenant de différentes régions en Colombie et de divers pays», explique Jennifer Carter. Conçu avec des responsables du MCA et la commissaire d’exposition Cristina Lleras, du Musée de Bogotá, le projet a aussi pour but de développer des actions citoyennes et des moyens d’expression artistique concernant les formes de discrimination que subissent les membres de la communauté locale.
Situé sur les hauteurs de Bogotá, le quartier Ciudad Bolívar abrite un important site d’exploitation minière et le plus grand dépotoir du pays. «Les activités minières et de déversement de déchets alimentent les préjugés à l’égard des habitants du quartier, souligne la professeure. Ces préjugés, associés à la pauvreté et à l’insécurité environnementale et sanitaire, imprègnent l’imaginaire de la population colombienne.» Assujettie à l’exclusion, à la marginalisation et à une forme de ségrégation territoriale, la population de Ciudad Bolívar subit les effets néfastes de la stigmatisation sociale, en plus de voir son environnement se dégrader.
Agir sur le terrain
Afin d’explorer et d’illustrer ces effets sur la communauté de Ciudad Bolívar, l’équipe de recherche a lancé un concours dans le cadre d’un programme de résidence d’artiste. «Le concours a été remporté par un collectif d’artistes locaux, dont la tâche consistera à créer une sculpture qui sera installée sur un site à proximité du MCA», note Jennifer Carter.
Avec les responsables de l’éducation du MCA, l’équipe de recherche vise aussi à créer un dispositif muséographique, en collaboration avec des résidentes et résidents de Ciudad Bolívar. «L’idée est d’inviter les membres de cette communauté à utiliser différents outils – vidéos, photographies, installations – en vue d’exprimer la manière dont ils vivent au quotidien les impacts environnementaux néfastes», explique la professeure.
Comme d’autres musées des droits humains, le MCA se veut un lieu de mémoire. En tissant des liens forts avec les membres de la communauté locale et en s’appuyant sur leurs propres témoignages, il cherche à refléter leurs préoccupations et à raconter leur histoire, ponctuée de luttes et de mobilisations diverses.