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Pour une autre histoire de la vie culturelle du Québec

Chantal Savoie entreprend un vaste chantier de recherches sur les pratiques culturelles populaires.

Par Claude Gauvreau

24 mars 2023 à 16 h 06

Mis à jour le 27 mars 2023 à 11 h 03

Chansons, romans en séries, variétés radiophoniques et télévisuelles, best-sellers…Depuis près d’une vingtaine d’années, la professeure du Département d’études littéraires Chantal Savoie s’intéresse à la culture populaire québécoise, appelée aussi culture de grande consommation. «J’ai mené plusieurs recherches sur des objets culturels populaires méconnus ou marginaux, dont l’apport à la société québécoise était souvent déconsidéré dans les hautes sphères du savoir universitaire», note la chercheuse.

L’automne dernier, Chantal Savoie a obtenu une Chaire de recherche du Canada en histoire culturelle des pratiques non dominantes, qui s’inscrit dans le prolongement de ses travaux. «La Chaire vise à devenir un pôle de référence pour les personnes qui s’intéressent aux pratiques culturelles négligées par la recherche, qui faisaient partie intégrante de la vie quotidienne des gens. Des pratiques populaires issues de groupes sociaux dominés, dévalorisées sur le plan esthétique et délaissées par les grandes synthèses historiques de la vie culturelle au Québec.»

Pour comprendre le passé littéraire au Québec, on a produit des récits-synthèses d’œuvres créées dans les domaines du roman et de la poésie, à l’instar du Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec. «Tout le monde, toutefois, n’avait pas la chance de publier des livres, une pratique réservée aux élites, à des personnes disposant de ressources, d’un capital culturel et social ainsi que de réseaux, souligne Chantal Savoie. On a oublié que les journaux ont longtemps regorgé de textes littéraires, signés notamment par des femmes, témoignant d’une diversité créatrice. D’où l’importance d’une histoire qui intègre les productions culturelles en lien avec les enjeux de genre, de classe sociale, de communautés culturelles, des productions méritant de se retrouver dans notre mémoire commune.»

Au cours des sept prochaines années, la Chaire poursuivra trois objectifs: réaliser des analyses novatrices mettant en valeur la diversité des pratiques culturelles et artistiques; concevoir et promouvoir des stratégies de recherche adaptées à ces pratiques, en exploitant les possibilités offertes par les humanités numériques; stimuler la réalisation de travaux (mémoires, thèses, recherches postdoctorales, programmes de recherche) qui documentent l’histoire des pratiques culturelles populaires.

Pour construire cette autre histoire, Chantal Savoie et son équipe composée d’étudiantes et d’étudiants travailleront à partir de sources documentaires variées, comme les journaux et périodiques numérisés, les correspondances, les fonds publics et privés d’archives textuelles, sonores et visuelles. «Au tournant du 20e siècle, des femmes ont écrit des partitions de berceuses, un phénomène méconnu. Des personnes ont tenu des journaux personnels dans lesquels elles racontent les livres et spectacles qu’elles lisaient et voyaient. D’autres pratiquaient la photographie amateure. Pensons aussi aux lettres des lectrices du Bulletin des agriculteurs dans les années 1940, une correspondance permettant de connaître les goûts musicaux des jeunes filles de cette époque.» Selon la professeure, il faut accorder de l’importance à toutes ces pratiques, «qui nous disent comment les gens, dans différents milieux, s’appropriaient et faisaient vivre la culture».


L’histoire culturelle vue par les femmes

Le programme de la Chaire comprend trois axes de recherche, chacun étant articulé autour d’un projet particulier. Le premier axe porte sur le projet «Cent ans de vie culturelle vue par les femmes», une synthèse visant à produire une histoire chorale des regards féminins sur la culture québécoise entre 1880 et 1980.

La recherche sera découpée en trois périodes historiques:1880-1920, 1920-1955 et 1955-1980. «Pour chaque période, nous visons à reconstituer les discours de figures féminines productrices et consommatrices de culture, dit Chantal Savoie. Il s’agit de femmes provenant de divers horizons – écrivaines, cinéastes, artistes visuelles, chroniqueuses, éditrices, spectatrices –, de différentes classes sociales, de différentes communautés culturelles et linguistiques, l’objectif étant de rendre visible la diversité culturelle à diverses époques.»

Lorsque possible et pertinent, des entretiens seront réalisés avec des femmes ayant été des témoins et des actrices de la vie culturelle québécoise.


Une culture dévalorisée

Le second axe de recherche portera sur la culture de grande consommation. «Les travaux aborderont des questions laissées en suspens par les études existantes sur la culture populaire, lesquelles tendent à reproduire les préoccupations associées aux pratiques culturelles légitimes, telles que valorisation de l’originalité et l’attention accordée aux caractéristiques formelles», note la professeure.

Les recherches s’intéresseront aux manières de signifier et de témoigner d’une époque, propres à la culture de grande consommation. «Nous analyserons des figures emblématiques de la culture populaire ayant une forte présence médiatique – radio, télévision –, mais dont la légitimité artistique est inversement proportionnelle à leur popularité, comme le chanteur Michel Louvain, longtemps étiqueté comme étant “quétaine”. Nous porterons attention aux rapports que ces figures entretenaient avec leur public: lettres envoyées à la radio à propos des intrigues des radios-romans, courriers des lecteurs dans des journaux tels que Échos Vedettes

Encore là, Chantal Savoie et son équipe puiseront à des sources documentaires inédites: archives privées, témoignages, entretiens, périodiques numérisés, affiches, programmes et captations de spectacles.


Regard sur les années 1950

Un troisième axe de recherche sera consacré aux années 1950, une période riche pour l’étude des dynamiques propres aux cultures non dominantes. «En comparaison avec les productions culturelles des années 1960, associées à l’accession du Québec à la modernité, les productions des années 1950 sont généralement dévalorisées, comme s’il existait un vide entre la publication du manifeste Refus global, en 1948, et la Révolution tranquille», relève Chantal Savoie.

Selon la chercheuse, la décennie 1950 est marquée par un foisonnement culturel remarquable, reflétant une diversité de pratiques et l’arrivée à maturité d’un écosystème culturel. «C’est l’époque de l’essor des cabarets, dont les vedettes commencent à apparaître à la télévision, des premières boîtes à chanson, des débuts de la chanson rock francophone. Des concours artistiques amateurs – danse, chant – prolifèrent. C’est le cas des concours de MissMiss Rosemont, Miss Villeray – dans différents quartiers populaires montréalais. Ces microcosmes s’avèrent de puissants indicateurs de la diversité de la consommation et des pratiques culturelles, favorisant l’émergence de nouveaux publics.»

Pour Chantal Savoie, l’originalité de la Chaire réside non seulement dans son approche globale, plurielle et décloisonnée de la vie culturelle au Québec, mais aussi dans le caractère collectif de ses travaux. «La Chaire enrichira la formation en offrant aux étudiantes et étudiants une expérience pratique et immersive de la recherche, de même qu’un apprentissage concret du travail en collégialité. Et, ce qui ne gâte rien, elles et ils prennent déjà un plaisir fou à découvrir des pans méconnus de notre histoire culturelle.»