Les rapports entre les personnes de confession musulmane et leur société d’accueil, au Québec comme ailleurs en Occident, sont marqués depuis 20 ans par de nombreuses tensions. Souvent cristallisées autour de pratiques rituelles et du port du voile islamique dans l’espace public, ces tensions sont aussi alimentées par un discours stigmatisant à l’endroit des personnes musulmanes qui, par ailleurs, subissent des formes de discrimination socio-économique.
Selon le professeur associé du Département de sociologie Rachad Antonius, ces tensions ne peuvent pas être expliquées uniquement par des facteurs liés au racisme ou à l’islamophobie au sein des sociétés d’accueil. «On ne peut pas lutter contre le racisme antimusulman et contrer la peur que suscite l’islam à cause des violences politiques commises en son nom en faisant abstraction des groupes musulmans eux-mêmes, de leur histoire, de leurs cultures diverses et, surtout, de l’influence de l’islam politique, aussi appelé islamisme.»
Pour nourrir le débat sur ces questions, Rachad Antonius a cosigné avec le chercheur algérien Ali Belaidi l’essai Islam et islamisme en Occident. Éléments pour un dialogue, paru récemment aux Presses de l’Université de Montréal. Les auteurs souhaitent que leur ouvrage contribue à l’ouverture d’un dialogue fondé sur la prise en compte de réalités complexes et à l’établissement d’un vivre ensemble serein.
D’origine égyptienne, Rachad Antonius a mené plusieurs recherches sur les sociétés arabes contemporaines, les conflits politiques au Proche-Orient et les représentations stéréotypées des Arabes et des musulmans dans les médias. Chercheur en sociologie du travail à l’École nationale supérieure de management (ENSM) en Algérie, Ali Belaidi, un diplômé de l’UQAM (Ph.D. sociologie, 2019) s’intéresse aux relations interethniques en contexte migratoire, au pouvoir et au discours religieux ainsi qu’à l’islam politique.
«La volonté de contrôle et de domination des puissances coloniales a alimenté la méfiance envers les valeurs de la modernité et favorisé l’essor de courants de pensée conservateurs et fondamentalistes.»
Rachad Antonius
Professeur associé au Département de sociologie
Retour aux sources historiques
La première partie de l’ouvrage est consacrée aux sources historiques de l’islam, à l’histoire du califat et de son imaginaire, à la vision mythique d’un âge sacré de l’islam auxquels se réfèrent aujourd’hui les courants islamistes et fondamentalistes, tels que le salafisme et sa version waahabite en Arabie saoudite. «Leur référence principale est l’islam des premiers temps qu’ils interprètent de façon littéraliste et dogmatique, indique Rachad Antonius. Ces courants fondamentalistes nourrissent une vision de l’islam et du monde qui allie étroitement croyances religieuses, valeurs sociales, façons d’être et comportements.»
Retourner à l’histoire de l’islam est nécessaire pour comprendre la rupture opérée au cours des 50 dernières années entre l’islam des origines et l’islamisme contemporain, souligne le professeur. «Cet examen montre que les représentations dominantes au sujet du califat et de la communauté mondiale des croyants – la Oumma – n’ont pas de fondement dans le Coran et qu’elles ont été élaborées plus de deux siècles après l’avènement de l’islam. L’interprétation rigide du Coran est demeurée marginale jusqu’au début du 20e siècle et était même considérée comme une hérésie au siècle précédent.»
Au 19e siècle, un mouvement réformateur a émergé au sein de l’islam, cherchant à rendre celui-ci compatible avec la modernité occidentale. Mais, rappelle Rachad Antonius, «la volonté de contrôle et de domination des puissances coloniales a alimenté la méfiance envers les valeurs de la modernité et favorisé l’essor de courants de pensée conservateurs et fondamentalistes.»
Manifestations contemporaines du salafisme
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, le professeur et Ali Belaidi abordent les manifestations contemporaines du salafisme. Selon eux, la montée en puissance de courants ultraconservateurs, religieux – le salafisme – et politiques – l’islamisme –, qui partagent une lecture fondamentaliste du Coran, a mis à mal la tradition historique de paix et d’ouverture à l’autre de l’islam.
«Ces courants menacent la tradition de tolérance dans les pays arabo-musulmans, alors que des communautés ethniques et religieuses minoritaires, juives sépharades et chrétiennes notamment, s’y sont épanouies pendant des siècles, observe Rachad Antonius. Ils s’attaquent non seulement aux infidèles ou non-croyants, mais aussi aux principes et valeurs de la modernité et des démocraties libérales occidentales: égalité des citoyens, égalité des sexes, liberté de conscience et d’expression, etc.»
L’alliance des puissances coloniales avec les monarchies pétrolières contre les mouvements nationalistes sécularisés dans les pays arabes a par ailleurs favorisé le développement de courants fondamentalistes. «Depuis une quarantaine d’années, l’influence du salafisme s’est propagée à coup de milliards de dollars fournis par les monarchies pétrolières, Arabie saoudite en tête, note le sociologue. Bien qu’une minorité de musulmans épousent la vision du monde défendue par le salafisme, les pratiques sociales propagées par ce dernier se sont généralisées au-delà du cercle restreint de ses adhérents.» Ainsi sont apparus des comportements, comme le port du niqab, inconnus auparavant hors des sociétés tribales de la péninsule arabe.
«À l’ère de la globalisation et de l’explosion du nombre de chaînes satellitaires, les discours des prédicateurs religieux les plus radicaux tenus à La Mecque ou au Caire se répercutent à Paris, New York ou Montréal pour atteindre les personnes de confession musulmane, incluant celles appartenant aux jeunes générations.»
Le salafisme ne préconise pas ouvertement la violence, mais il fournit une base idéologique et culturelle sur laquelle peut se construire le passage à des actes violents. «La grande majorité des salafistes ne sont pas violents, mais leur idéologie a pris le dessus sur les courants modérés et a imprégné les mouvements de résistance armée, dont les groupes jihadistes, aux guerres coloniales menées dans des pays comme l’Afghanistan, la Syrie et l’Irak. Il s’agit d’une idéologie fondée sur la croyance en la supériorité morale de l’islam, laquelle doit se traduire sur le plan politique.»
Enjeux de l’islamisme au Québec
Les auteurs examinent dans la troisième partie de leur essai les rapports entre les personnes musulmanes issues de l’immigration et leur société d’accueil en Occident, y compris au Québec. Ces rapports, indiquent-ils, sont devenus plus difficiles en raison, notamment, des violences politiques commises depuis 20 ans au nom de l’islam, lesquelles génèrent des attitudes hostiles envers les musulmans et musulmanes. Les controverses autour des accommodements de type religieux, du projet de charte des valeurs québécoises et de la Loi 21 sur la laïcité ont aussi contribué à aiguiser les tensions.
Pour comprendre ces tensions et les surmonter, il est fondamental de distinguer islam et islamisme, et d’éviter de sombrer dans le déni quant à l’influence idéologique et politique exercée par le discours islamiste, soutient Rachad Antonius. «À l’ère de la globalisation et de l’explosion du nombre de chaînes satellitaires, les discours des prédicateurs religieux les plus radicaux tenus à La Mecque ou au Caire se répercutent à Paris, New York ou Montréal pour y atteindre les personnes de confession musulmane, incluant celles appartenant aux jeunes générations.»
«Comment peut-on prétendre combattre le racisme et la xénophobie en ignorant l’éléphant dans la pièce représenté par le courant islamiste?»
Le sociologue reproche à une partie de la gauche au Québec et ailleurs, qui se dit anti-raciste, inclusive et respectueuse de la diversité, de sous-estimer les répercussions de l’influence islamiste tant sur les groupes musulmans en Occident que sur la façon d’y concevoir les politiques de gestion de la diversité. «Comment peut-on prétendre combattre le racisme et la xénophobie en ignorant l’éléphant dans la pièce représenté par le courant islamiste?, demande Rachad Antonius. On hésite à dénoncer l’islamisme par crainte d’alimenter l’islamophobie, alors que cette dénonciation est légitime et ne doit pas être confondue avec le rejet des musulmans en général.»
Le professeur critique également le discours stigmatisant d‘une droite nationaliste, qui amalgame islam et islamisme. «On a le droit de discuter et de critiquer les normes religieuses, mais il n’y a aucune raison de s’en prendre aux femmes musulmanes qui portent le voile. Elles ont droit au respect et à la dignité.»
Rachad Antonius se dit, malgré tout, optimiste face à l’avenir. « Il faut se réjouir du combat mené par les femmes en Iran. Dans les sociétés arabo-musulmanes, des courants anti-obscurantistes et critiques à l’endroit de l’islamisme, aussi présents dans la diaspora musulmane, ont pris de la vigueur depuis une dizaine d’années. C’est de là que viendront les changements.»
Les personnes intéressées par l’histoire de l’islam, trouveront dans l’ouvrage un glossaire qui définit plusieurs notions issues de la langue arabe et liées à un univers religieux particulier ainsi que des cartes en couleur et une brève chronologie de l’islam.