Les économistes ont remarqué depuis plusieurs années qu’il existe des corrélations entre la confiance des entrepreneurs – ou des consommateurs – et les fluctuations de l’économie. Par exemple, on a constaté que des chutes dans la confiance des entreprises et des consommateurs canadiens avaient précédé les récessions de 1991 et de 2008. Les fluctuations de la confiance causent-elles ou ne font-elles qu’annoncer des changements dans l’activité économique? C’est la question à laquelle tente de répondre un article publié le 3 octobre dernier dans la revue Perspectives du CIRANO: «Le pessimisme risque de nous plonger dans une récession». Le professeur du Département des sciences économiques de l’ESG UQAM Dalibor Stevanovic et le doctorant Adam Kader Touré ont cosigné cet article avec le professeur de l’Université Laval Kevin Moran.
Ce n’est pas la première fois que des chercheurs s’intéressent à cette question. Ainsi, une étude de 2013 basée sur des données américaines a démontré qu’une baisse du taux de chômage anticipé mène à une baisse réelle du taux de chômage. Une autre étude, plus récente, démontre qu’une amélioration soudaine de la confiance des consommateurs a un effet positif sur les investissements résidentiels, la consommation de biens durables et le PIB.
Absence de consensus
Mais d’autres analyses jettent un doute sur ces conclusions. Jusqu’à maintenant, les études visant à démontrer un impact macroéconomique réel d’une baisse ou d’une hausse de confiance des entrepreneurs ou des consommateurs n’ont pas mené à un consensus. «Tout exercice qui essaie de distinguer les causes d’une fluctuation macroéconomique est périlleux, et même possiblement voué à l’échec, parce que tout bouge en même temps», note Dalibor Stevanovic, qui est aussi cotitulaire de la Chaire en macroéconomie et prévisions.
Entre le sentiment de confiance de la population et la vigueur de l’économie, il y a une corrélation. «Chaque fois qu’il y a une récession, il y a une baisse dans la confiance, mais l’inverse n’est pas vrai, remarque le professeur. Par exemple, après le krach boursier de 1987, il n’y a pas eu de récession. Ce n’est pas parce que le marché financier va mal qu’on verra une récession.»
Tout de même, l’humeur ambiante pourrait jouer un rôle dans l’évolution de la situation économique. «La récession peut être causée par un tout autre choc, comme la pandémie, illustre Dalibor Stevanovic. Mais une fois que le choc a eu lieu, il se pourrait que la récession soit encore plus prononcée parce que les gens sont pessimistes.»
L’aspect causal de la corrélation
L’étude qu’il vient de publier avec ses collègues du CIRANO apporte de l’eau au moulin de cette hypothèse. En utilisant des données canadiennes et un modèle vectoriel autorégressif (désigné par l’acronyme VAR, en anglais), une méthode qui permet d’extraire l’aspect causal de la corrélation entre confiance et activité économique, ils en arrivent à la conclusion que les fluctuations de la confiance populaire ont bel et bien un impact, du moins partiel, sur l’activité économique.
Leurs données sur la confiance des particuliers et des entrepreneurs proviennent, entre autres, des enquêtes du Conference Board du Canada. Tous les trois mois, cet organisme interroge les entrepreneurs. Il leur demande, par exemple, s’ils considèrent que le moment présent est un bon moment pour investir dans de nouveaux équipements ou s’ils prévoient que la conjoncture économique sera pire ou meilleure dans six mois. Aux particuliers, il demande s’ils prévoient faire une dépense importante (voiture, maison), s’ils croient que la situation de l’emploi va s’améliorer, si leur situation familiale a progressé ou s’est détériorée, etc.
En croisant ces données avec différents indicateurs économiques dans le modèle VAR, les chercheurs observent qu’historiquement, un choc positif dans la confiance entraîne des hausses substantielles et persistantes du PIB et de l’investissement, une hausse du taux d’inflation et des taux d’intérêt ainsi qu’une appréciation du dollar canadien par rapport au dollar américain. À l’opposé, une baisse marquée dans la confiance provoque un ralentissement économique.
Les chercheurs ont même été en mesure de quantifier les effets des fluctuations de la confiance des consommateurs et des entreprises. Ainsi, les variations dans la confiance des entreprises auraient plus d’effet sur la volatilité du PIB que celles des consommateurs: 16,11 % sur un horizon de deux ans, versus 12,44 %. Autrement dit, sur deux ans, près d’un sixième de la variation du PIB s’expliquerait par le degré de confiance des entrepreneurs, par rapport à d’autres facteurs économiques ou sociaux.
Par contre, selon le modèle, l’évolution de la confiance des consommateurs serait un plus grand prédicteur de la variabilité des taux d’intérêt et des taux de change. Par exemple, sur un horizon de trois ans, «les chocs à la confiance des consommateurs canadiens sont responsables de 19,46 % des fluctuations du taux d’intérêt, comparé à 10,54 % pour les chocs de confiance des entreprises», écrivent les chercheurs. Pour les taux de change, c’est 14,30 % versus 5,46 %.
On pourrait s’attendre à ce que les flux de confiance au Canada et aux États-Unis se suivent de façon parallèle, y compris dans leurs impacts. Mais ce n’est pas exactement ce que les chercheurs ont observé. En effet, ces derniers ont évalué l’influence respective sur l’économie canadienne des fluctuations de la confiance aux États-Unis et au Canada. Selon leur modèle, les soubresauts de confiance au Canada, tant du côté des consommateurs que des entreprises, ont plus d’impact sur la volatilité de l’ensemble des variables analysées – PIB, investissement, taux d’intérêt, etc. – que les perturbations de la confiance américaine. «D’où l’importance d’une analyse mettant l’accent sur les mesures canadiennes de confiance», soulignent les chercheurs.
Le danger de crier au loup
Du côté des entrepreneurs et des consommateurs, les données d’enquête affichent depuis plusieurs mois un effritement de la confiance. Pour les chercheurs, cette «déprime actuelle dans la confiance des ménages et des entreprises constitue un facteur ajoutant au risque de récession dans les prochains mois».
Or, selon Dalibor Stevanovic, cette vague de pessimisme est disproportionnée par rapport à la situation réelle. «Il faut faire attention de ne pas crier au loup, dit-il. Depuis deux ans, personne n’a perdu son job, les salaires ont augmenté, mais tout le monde parle d’un risque de récession.»
Les taux d’intérêt qui augmentent et l’inflation qui gruge notre pouvoir d’achat sont des sources d’inquiétude, particulièrement pour les 5 à 10 % de personnes au bas de l’échelle, admet le professeur. Mais la majorité des gens conservent la possibilité de faire des arbitrages dans leurs dépenses. «On fera peut-être un voyage de moins dans le Sud, mais tant qu’on ne risque pas de perdre son emploi, il n’y a pas de raison pour autant de pessimisme, croit Dalibor Stevanovic. Pourtant, on observe en ce moment un niveau de pessimisme caractéristique des grandes récessions.»
Le professeur et ses coauteurs se demandent quelle est la part des médias dans cette chute de confiance dans l’avenir. Lors d’une présentation de leur étude au CIRANO, le 26 octobre dernier, ils ont cité un article récent de La Presse, affirmant que selon le prévisionniste François Trahan, «il n’y a aucune chance d’éviter une récession» et que «l’indice S&P 500 risque de chuter de 35 % d’ici 18 mois».
Selon un autre article cité par les chercheurs, publié dans The Economist, on craint que la vague actuelle de pessimisme se révèle une «prophétie autoréalisatrice». «On ne se réveille pas tous un matin en étant pessimistes, commente Dalibor Stevanovic. Des nouvelles nous alimentent et les médias poussent un certain type de nouvelles. Ce qu’on pense, sans pouvoir le démontrer, c’est que les médias jouent un rôle. C’est là le côté autoréalisateur du pessimisme qui risque de nous plonger dans une récession.»