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Le logement, une nécessité pour les personnes âgées

Martin Gallié et Benjamin Paré analysent la jurisprudence entourant les droits des aînés locataires à faible revenu.

Par Claude Gauvreau

28 mars 2023 à 14 h 48

Manque de logements sociaux, spéculation immobilière, embourgeoisement d’anciens quartiers ouvriers, insalubrité, discrimination… La situation du logement à Montréal et ailleurs au Québec est préoccupante, notamment pour les personnes âgées locataires à faible revenu, qui comptent parmi les populations les plus vulnérables.

Quels sont les droits de ces personnes locataires? De quelle protection bénéficient-elles? Le professeur du Département des sciences juridiques Martin Gallié et l’avocat Benjamin Paré (LL.M. droit, 2022), tous deux membres du Collectif de recherche et d’action sur l’habitat (CRACH), se sont intéressés à ces questions à travers l’étude de la jurisprudence  entourant un article du Code civil du Québec (article 1959.1), dont l’objectif est de protéger les personnes âgées locataires contre les expulsions.

Cet article a été introduit dans le Code civil en 2016 par un projet de loi soumis par Québec solidaire et adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale du Québec. Selon l’article, un propriétaire ne peut reprendre un logement et en évincer la personne locataire si celle-ci (ou son conjoint) a plus de 70 ans, occupe les lieux depuis au moins 10 ans et a un revenu égal ou inférieur au revenu maximal (33 000 $ environ) lui permettant d’être admissible à un logement à loyer modique.

«Au moment de l’adoption de la loi, aucune étude d’impact n’avait été réalisée, si bien que les députés ne savaient pas combien de locataires étaient potentiellement protégés par cette nouvelle mesure, rappellent Martin Gallié et Benjamin Paré. Aujourd’hui, un peu plus de six ans après l’adoption de la loi, on ne dispose toujours pas d’étude sur les conséquences sociales et financières des dispositions de la loi.»

Dans ce contexte, le CRACH a mandaté Benjamin Paré pour analyser des jugements rendus depuis 2016 par le Tribunal administratif du logement (TAL) et documenter la réalité vécue par les personnes âgées. Menée sous la direction de Martin Gallié, cette recherche intitulée «Le droit au maintien dans les lieux des locataires aîné.e.s. Étude de la jurisprudence de l’article 1959.1 du Code civil du Québec jusqu’au 18 juin 2022» a bénéficié de l’appui du Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC) et du CRSH.


Un article rarement invoqué

Le premier constat établi par la recherche est que le nouvel article du Code civil est rarement invoqué devant le Tribunal. En six ans, les deux chercheurs ont répertorié 123 jugements faisant directement intervenir l’article, ce qui représente 20 à 25 dossiers par année.

«Différentes hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cela, note Benjamin Paré. Dans certains dossiers, il est possible qu’une entente à l’amiable ait été conclue entre un locataire et un propriétaire, sans recourir au Tribunal, ou que des locataires aient reçu un dédommagement du propriétaire qui leur convenait. Mais l’ignorance des locataires de leurs droits ou leur renoncement à les faire valoir semble l’hypothèse la plus probable.»

Selon Martin Gallié, la plupart des reprises de logements occupés par des personnes âgées se font sans doute en dehors de tout contrôle judiciaire, mais cela est difficile à évaluer parce qu’on ne dispose pas de données. «Il faudrait aussi savoir combien de propriétaires ont renoncé à des projets de reprise ou d’éviction parce qu’ils savaient que leurs locataires étaient protégés par cet article du Code civil..»

Cette absence d’information témoigne de l’incohérence du législateur et des institutions en charge de la protection des droits des locataires aînés, affirme le professeur. «Théoriquement, lorsqu’une reprise ou une éviction doit avoir lieu, le propriétaire est tenu d’informer son locataire de l’existence de l’article 1959.1., rappelle Benjamin Paré Encore là, il n’y a pas de mesure de vérification prévue.»


Moins de la moitié des locataires protégés

La recherche indique que dans plus de la moitié des cas (51,2% des dossiers) où l’article 1959.1 a été invoqué par des locataires, le Tribunal n’a pas accordé la protection prévue par le Code civil. Il y a deux raisons à cela. «La première est que les personnes âgées ne rencontraient pas l’un ou l’autre des trois critères de l’article – revenu, âge, durée d’occupation – et la seconde est liée au fait que les propriétaires se sont prévalus de l’une des exceptions prévues au deuxième alinéa de l’article, précise Benjamin Paré. Ainsi, un locateur-propriétaire peut reprendre le logement pour loger un proche parent âgé de plus de 70 ans, même si la personne locataire répond aux trois critères.»

Le critère du revenu est souvent déterminant. Afin d’être protégé, le locataire doit percevoir un revenu lui permettant d’être admissible à un logement à loyer modique. Or, les seuils de revenus varient selon la région et le nombre de personnes. À Montréal, le seuil est actuellement fixé à 33 500 $. La question est aussi délicate dans le cas des couples de locataires. «Le magistrat doit décider s’il doit cumuler les revenus du couple ou s’il suffit qu’un seul des deux locataires soit admissible pour bénéficier du droit au maintien dans le logement, note Benjamin Paré. Le cumul est particulièrement désavantageux pour les couples, puisque le revenu maximal admissible est le même pour une personne seule ou en couple». Comme le revenu moyen des personnes de plus de 65 ans est de 28 800 $, si le tribunal considère que l’on doit cumuler les revenus, l’article devient inopérant pour de très nombreux couples à faible revenu. L’analyse de la jurisprudence révèle que certains magistrats ont continué à cumuler (sans justification) les revenus des couples ou à rendre des décisions qui ne permettent pas de savoir s’il y a eu cumul ou non.

«L’analyse montre aussi qu’en raison d’une application stricte des critères, des personnes âgées locataires peuvent être expulsées alors qu’il ne leur manque que quelques jours ou quelques semaines pour atteindre le seuil des 70 ans ou les 10 ans d’occupation requis, indépendamment des conséquences sociales et sanitaires de ces expulsions», souligne Martin Gallié. Les magistrats du Tribunal administratif du logement considèrent qu’ils ne disposent d’aucun pouvoir discrétionnaire pour mettre en rapport les préjudices subis par les locataires et les propriétaires, et que le tribunal ne peut tenir compte de considérations qui sont personnelles aux locataires et qui ne sont pas prévues à la loi.

«Comme plusieurs médias l’ont rapporté, les expulsions des personnes âgées locataires n’ont pas cessé depuis l’adoption de la loi en 2016, y compris durant la pandémie, même si ces personnes pouvaient, dans certains cas, se prévaloir  des dispositions protectrices de la loi, soutient le professeur.  Il n’y a aucun suivi administratif des expulsions. Dans un contexte de crise du logement et de gentrification des quartiers, les responsables des politiques publiques doivent documenter cette réalité.»


Appliquer le principe de proportionnalité

Le principe juridique de proportionnalité – consacré par de nombreux documents en droit international ratifiés par le Québec et le Canada – selon lequel les juges doivent tenir compte des préjudices aux propriétaires, aux locataires et à la société, avant de prononcer une expulsion de logement, ne s’applique pas au Tribunal administratif du Québec, déplore Martin Gallié. «Or, selon le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, les expulsions ne peuvent être justifiées que dans les situations les plus exceptionnelles et, dans tous les cas, seulement en conformité avec le principe général de proportionnalité.»


Un effet pervers?

Certains observateurs ont souligné que la loi était contre-productive dans la mesure où des propriétaires pourraient refuser de louer des logements à des personnes âgées par crainte de se retrouver dans l’impossibilité de reprendre leur logement plus tard. «Même si aucune étude n’a documenté cette pratique, celle-ci est loin d’être improbable, observe le professeur. Comme l’ont rappelé la Commission des droits de la personne et de la jeunesse ainsi que les Comités logements, refuser de louer un logement à une personne aînée en raison de son âge est discriminatoire.»

Christine Labrie, députée de Québec solidaire, a déposé récemment un projet de loi afin que l’article 1959.1 s’applique désormais aux aînés de 65 ans et plus qui occupent un logement depuis cinq ans. Le projet élargit également le revenu permettant d’être couvert par la loi (jusqu’à 150 % du revenu maximal rendant admissible au logement social, contre 100 % en ce moment). «Le projet n’a pas encore été débattu, remarque Benjamin Paré. Chose certaine, son adoption permettrait d’élargir le champ de protection de la loi.»

Marin Gallié abonde dans ce sens, mais estime que ce projet n’empêchera pas des locataires ainés d’être expulsés pour quelques dollars de trop perçus ou jours d’âge manquants, ou parce qu’ils doivent 50 $ de loyer. «Il faut revoir le pouvoir des magistrats et leur donner la possibilité de tenir compte à la fois des intérêts des parties concernées et de la société dans son ensemble. Le Gouvernement du Québec permettrait ainsi aux magistrats de mieux contribuer à l’atteinte de l’objectif fixé par le Code civil, soit protéger les locataires aînés. On doit enfin s’assurer que les personnes âgées expulsées disposent d’une solution de relogement, conformément à l’esprit de la loi et au droit international.»