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Le droit à la déconnexion

Une équipe internationale analyse les enjeux liés à l’élaboration de politiques efficaces.

Par Pierre-Etienne Caza

12 mai 2023 à 11 h 36

Mis à jour le 23 mai 2023 à 8 h 47

Si la pandémie a accéléré le recours aux outils infonuagiques et aux plateformes facilitant le travail à distance, elle a renforcé le besoin d’un dialogue constructif sur le droit à la déconnexion. «Il s’agit d’un enjeu mondial qui touche au bien-être des individus dans une perspective de santé psychologique et de conciliation travail-vie personnelle, tout en engageant la responsabilité et le bon fonctionnement des organisations qui les emploient», observe la doctorante en administration Sabrina Pellerin.

Le droit à la déconnexion, c’est le droit de ne pas répondre aux demandes liées au travail lorsqu’on est en-dehors des heures normales du travail, indique la chercheuse. «Se déconnecter permet aux travailleuses et travailleurs de récupérer, de diminuer leur stress et d’améliorer leur santé psychologique», précise-t-elle.

Membre de l’équipe internationale Technologie, Travail et Famille (International Network on Technology, Work and Family, INTWAF) fondé et dirigé par la professeure du Département d’organisation et ressources humaines de l’ESG UQAM Ariane Ollier-Malaterre, Sabrina Pellerin est la première autrice d’un article sur le droit à la déconnexion publié plus tôt cette année dans la Stanford Social Innovation Review, qui a fait l’objet d’une traduction en mandarin. Une synthèse de l’article a également été traduite en italien par deux membres de l’équipe, puis publiée dans la Harvard Business Review Italia. «La force de l’INTWAF est de compter sur des chercheuses et chercheurs canadiens, américains, italiens, sud-africains, français, chinois et allemands», souligne la doctorante, spécialiste en comportement organisationnel.

La professeure Ariane Ollier-Malaterre ainsi que le postdoctorant Luc Cousineau et le doctorant en psychologie du travail Charles-Étienne Lavoie figurent parmi la quinzaine de cosignataires de cet article.

Des lois en Europe… et en Ontario

Plusieurs pays ont adopté des lois sur le droit à la déconnexion, notamment la France, l’Espagne, la Belgique et le Portugal. Le Parlement européen a formulé une demande afin que le droit à la déconnexion soit reconnu comme un droit fondamental.

L’article publié par le groupe de l’INTWAF vise à faire avancer le débat sur le droit à la déconnexion en analysant les lois qui ont été adoptées, notamment en France et en Ontario, et en proposant des avenues afin de faire évoluer le dialogue. «Au cours des prochaines années, le droit à la déconnexion s’inscrira assurément parmi les innovations sociales à surveiller, surtout si on réussit à couvrir les angles morts qui subsistent actuellement et à bien l’adapter aux réalités du monde du travail du 21e siècle», analyse Sabrina Pellerin.

En France, par exemple, une loi stipule que toutes les entreprises de plus de 50 employés doivent mettre en place une politique de déconnexion. L’Ontario a également adopté une loi en ce sens, laquelle s’applique aux entreprises employant 25 personnes ou plus. «L’angle mort de la plupart de ces lois est que ce sont les organisations, conjointement avec les représentants des employés, qui doivent proposer une politique et veiller à son application. C’est logique, puisque cela offre une flexibilité en fonction des besoins de l’entreprise, mais cela ouvre la porte à un laisser-aller qui peut équivaloir à ne rien faire», analyse Sabrina Pellerin.

Trois principes fondamentaux

Les chercheuses et chercheurs de l’INTWAF ont identifié trois principes fondamentaux incontournables, selon eux, en matière de droit à la déconnexion. «Le premier est l’inclusion. Un véritable droit à la déconnexion doit être universel et s’appliquer à toutes les organisations, y compris les petites entreprises», observe Sabrina Pellerin.

Le droit à la déconnexion doit également être adapté à la culture organisationnelle et l’un et l’autre doivent se soutenir. «Il faut que les valeurs organisationnelles renforcent ce droit à la déconnexion en l’intégrant dans le discours de gestion et dans les pratiques qui sont encouragées ou dissuadées, afin que les employés ne craignent pas de s’en prévaloir», explique la doctorante.

Enfin, le droit à la déconnexion doit être adapté aux préférences personnelles des travailleuses et travailleurs. «Certaines personnes souhaitent se déconnecter, car elles en voient les bénéfices, notamment pour établir une frontière entre leur vie personnelle et leur travail, pour être disponible pour leur famille ou pour avoir le sentiment que ce sont elles qui dominent la technologie et non l’inverse», illustre Sabrina Pellerin.

D’autres veulent se déconnecter, mais s’interrogent sur l’efficacité du geste si cela ne les empêche pas de penser au travail pendant la soirée (voire même une partie de la nuit!). «Cela soulève l’angle mort de la charge de travail, qui est souvent à la source des problèmes liés au droit à la déconnexion, observe Sabrina Pellerin. Plusieurs personnes repoussent le moment de se déconnecter pour terminer le boulot et ne pas accumuler de retard…»

Certaines entreprises européennes ont tenté l’expérience de couper l’accès aux serveurs de courriel après la journée de travail, forçant leurs employés à se déconnecter. «Cela fonctionnait peut-être à l’époque du 9 à 5, mais plus maintenant, notamment en raison du télétravail et de la délocalisation des équipes, qui collaborent parfois sur plusieurs fuseaux horaires», note toutefois la doctorante.

Il y a des travailleuses et travailleurs qui ne veulent pas se déconnecter, car ils ont besoin de flexibilité, insiste Sabrina Pellerin. «Le télétravail permet aux gens d’aller à un rendez-vous personnel dans la journée et de rattraper le temps perdu en soirée, illustre-t-elle. Ces personnes ne veulent pas se voir imposer une déconnexion à heure fixe.»

À cet égard, la doctorante remarque de plus en plus de nouvelles signatures courriel incluant un message du style «J’envoie ce message à un moment qui me convient, à vous de répondre à un moment qui vous convient». «Il faut aussi se rappeler qu’il est toujours possible de programmer l’envoi d’un courriel pour le lendemain», ajoute-t-elle.

Le dernier angle mort soulevé par l’équipe de l’INTWAF est celui des attentes implicites ou explicites de l’employeur et son corollaire, la manière dont l’employé peut y répondre. «Au sein de plusieurs organisations, il est courant que des personnes démontrent leur engagement en répondant à des courriels tard le soir ou en quittant le bureau en dernier pour “en donner un peu plus”, illustre Sabrina Pellerin. Dans un contexte de travail hybride et de droit à la déconnexion, comment peuvent-elles le faire, comment doivent-elles le faire? Ce sont des questions auxquelles les organisations devront répondre.»

Difficile déconnexion pour les cadres intermédiaires

Chargée de cours à l’ESG UQAM, Sabrina Pellerin a déposé sa thèse récemment et elle devrait en effectuer la soutenance au cours de l’été. Réalisée sous la direction de la professeure Julie Cloutier, celle-ci porte sur les facteurs de risque affectant la santé psychologique des cadres intermédiaires. «Bien que le droit à la déconnexion ne soit pas le sujet de ma thèse, il s’agit d’un enjeu crucial pour les cadres de premier niveau, souvent coincés entre les demandes en ce sens de la part de leurs employés et les exigences de la haute direction. Ces cadres se retrouvent à devoir implémenter des règles de déconnexion dont ils ne peuvent pas se prévaloir eux-mêmes. C’est un autre angle mort de la discussion», observe-t-elle.

Un guide des bonnes pratiques

Le droit à la déconnexion ne réglera pas tous les problèmes liés à l’hyperconnectivité et au déséquilibre entre travail et vie personnelle, prennent soin de préciser les autrices et auteurs de l’article. Le confinement durant la COVID-19 a amené plusieurs personnes à remettre en question la place du travail dans leur vie, rappellent-ils. «Débattre de la manière dont les milieux de travail doivent changer, si c’est le cas, sera l’un des enjeux majeurs des prochaines années, observe Sabrina Pellerin. Pour faciliter ces changements, les gouvernements devront voter des lois claires, mais souples, assurant l’universalité du droit à la déconnexion. Il faudra également d’autres politiques novatrices en matière de conciliation travail-vie personnelle et de santé mentale au travail.»

Au fur et à mesure que les lois sur le droit à la déconnexion se multiplieront sur la planète et que les entreprises et organisations rédigeront des politiques en ce sens, il importe que ces dernières soient inclusives, accessibles et réellement adaptées aux réalités de chaque environnement de travail, résume Sabrina Pellerin. «Il faut permettre aux employées et employés de s’exprimer et tenir compte de leurs besoins afin que la déconnexion soit mutuellement satisfaisante, précise-t-elle. Chaque organisation pourrait, par exemple, publier un guide des bonnes pratiques adaptées à ses besoins et à ceux de son personnel.»

La spécialiste en comportement organisationnel souligne enfin que la Belgique et l’Écosse ont poussé le débat sur la déconnexion un peu plus loin en introduisant la semaine de travail de quatre jours. «Une semaine de travail plus courte est-elle la voie à explorer afin de parvenir réellement au droit à la déconnexion? Le sujet mérite réflexion!», conclut-elle.