L’invasion de l’Ukraine par la Russie, déclenchée il y maintenant un an, a profondément bouleversé l’ordre mondial et ravivé les tensions entre Moscou et les membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Quelle est la situation militaire sur le terrain? Quelles sont les conséquences géopolitiques de ce conflit? Existe-t-il des perspectives de sortie de crise? Ces questions ont été abordées lors d’une table ronde de la Chaire Raoul-Dandurand, tenue à la Grande Bibliothèque le 23 février dernier.
Animée par Frédérick Gagnon, titulaire de la Chaire et directeur de l’Observatoire sur les États-Unis, la table ronde réunissait quatre experts des relations internationales: Dominique Arel, titulaire de la Chaire d’études ukrainiennes à l’Université d’Ottawa, Charles-Philippe David, professeur au Département de science politique et fondateur de la Chaire Raoul-Dandurand, Ekaterina Piskunova, chargée de cours au Département de science politique et à l’Université de Montréal, et Louis Vachon, président sortant de la Banque Nationale du Canada et spécialiste des relations économiques internationales.
Le 21 février, dans un long discours à la nation rappelant l’époque de la guerre froide par sa rhétorique virulente, Vladimir Poutine a promis de poursuivre son offensive et annoncé que la Russie suspendait sa participation au traité russo-américain New Start sur le désarmement nucléaire, aggravant la rupture avec l’Occident qu’il accuse d’avoir provoqué une escalade du conflit en Ukraine.
«Son assurance et son calme étaient impressionnants, a noté Ekaterina Piskunova. Le président russe a rappelé qu’il avait une mission à accomplir, soit défendre la sécurité de son pays. Quoi qu’il arrive, la Russie atteindra ses objectifs», a-t-il déclaré.
Vladimir Poutine a -t-il raison d’être optimiste? Selon Charles-Philippe David, trois scénarios sont envisageables. Soit l’un des deux belligérants l’emporte sur le plan militaire, soit une négociation aboutit à un armistice, soit l’impasse persiste. «Dans les conditions actuelles, il est peu probable que les deux premiers scénarios se concrétisent, à moins qu’un événement significatif, une sorte de game changer, ne vienne changer la donne, estime le professeur. On s’attend à une offensive russe ce printemps, suivie d’une contre-offensive ukrainienne. Est-ce que la Chine peut favoriser des négociations? Peut-être, mais on peut s’interroger sur sa neutralité dans ce conflit. Reste le troisième scénario, plus crédible, celui d’une guerre qui s’enlise.»
Pour Dominique Arel, «les chances de négociation à court terme sont quasi nulles, car l’Ukraine n’acceptera pas le statu quo, qui signifierait l’amputation de 20 % de son territoire.» On parle d’une nouvelle offensive russe, mais l’armée de Poutine ne progresse pas sur le terrain, a poursuivi le professeur. «La grande inconnue est de savoir si l’Ukraine pourrait faire une percée au sud dans le cadre d’une contre-offensive, ce qui modifierait le rapport de forces et déstabiliserait la Russie.»
Économie et propagande
La guerre en Ukraine se déploie aussi sur le terrain économique et sur celui de l’information. Jusqu’à maintenant, l’Occident a l’avantage à ces chapitres, mais celui-ci n’est pas décisif, a observé Louis Vachon. «Le soutien financier et économique des pays de l’OTAN à l’Ukraine constitue l’arme la plus efficace. Le gel des avoirs russes à l’étranger – 300 milliards de dollars – a aussi fait très mal au régime de Poutine. Sur le plan énergétique, des mesures ont été prises pour empêcher les exportations vers la Russie, mais leur portée fut limitée en raison des liens d’interdépendance entre certains pays européens et la Russie.»
Du côté de l’information, qui a gagné la guerre de propagande? Match nul, a lancé Louis Vachon. Si la propagande russe n’a pas eu les effets escomptés dans les pays occidentaux, la réalité est un peu différente dans les pays du Sud. «Certes, ces pays n’ont pas adhéré à la thèse de Poutine selon laquelle l’Ukraine est sous la coupe d’un régime nazi, mais plusieurs d’entre eux n’adhèrent pas à la ligne de pensée occidentale et perçoivent le conflit comme une crise régionale.»
Qu’en est-il de l’opposition à la guerre en Russie? «Dans son discours à la nation du 21 février, Vladimir Poutine s’est adressé aux élites financières du pays en leur disant que l’Occident les avait trahies, a rappelé Ekaterina Piskunova. Les oligarques russes ont été domptés. Le message de Poutine à leur intention est clair: si vous voulez continuer de vous enrichir, vous devez soutenir ma politique.»
La propagande russe insiste sur le caractère sacré de la guerre, une guerre dirigée, selon elle, contre le régime néo-nazi ukrainien. «Ce type de propagande peut avoir une résonance et alimenter la haine quand on sait que la guerre contre le régime hitlérien a laissé des traces profondes dans la mémoire de la population russe», a souligné la chargée de cours.
La réponse américaine
Selon Charles-Philippe David, Joe Biden a décidé qu’il ne fallait pas abandonner l’Ukraine. «La résistance de l’Ukraine serait impossible sans l’aide financière et militaire des États-Unis, a martelé le professeur. Joe Biden a su rallier la classe politique américaine à sa politique.» En témoignent, notamment, les déclarations de l’influent sénateur républicain Mitch McConnell en appui au président américain. «Plus largement, Joe Biden a n’a cessé de répéter, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de son pays, que le rôle des États-Unis était de promouvoir et d’appuyer la démocratie. J’ai souvent critiqué la politique étrangère américaine par le passé, mais je crois que Joe Biden a exercé un leadership quasi irréprochable dans la gestion du conflit en Ukraine. Demandons-nous ce qu’il serait advenu si Donald Trump avait été au pouvoir.»
«Le Canada, de son côté, a joué un rôle important pour entraîner les troupes ukrainiennes, a noté Louis Vachon. En matière de soutien financier, il se classe au troisième rang derrière les États-Unis et la Communauté européenne. Enfin, sur le plan diplomatique, le Canada a maintenu une position très ferme. Il a aussi joué un rôle non négligeable dans le domaine humanitaire et est appelé à poursuivre ses efforts.»
Les pays européens, pour leur part, ont longtemps perçu les tensions entre l’Ukraine et la Russie comme un problème régional, hésitant à soutenir militairement l’Ukraine par crainte de provoquer le régime de Poutine, «Leur attitude a complètement basculé avec l’agression de la Russie, a commenté Dominique Arel. La première ministre italienne, d’obédience néo-fasciste, a même déclaré que son pays était prêt à livrer des avions de chasse à l’Ukraine. Plusieurs mouvements d’extrême-droite européens, très nationalistes, hésitent à appuyer ouvertement la Russie, rejetant l’idée qu’un État puisse en détruire un autre.»
L’ambition de Vladimir Poutine
Depuis le déclenchement des hostilités en février 2022, l’ambition de Vladimir Poutine n’a pas fondamentalement changé, ont souligné les experts. «L’objectif poursuivi est la vassalisation de l’Ukraine, faire de ce pays une annexe de la Russie», a déclaré Dominique Arel. «La peur de la contagion de la démocratie et la préservation de son régime constituent le souci principal du dictateur russe, a renchéri Charles-Philippe David. On peut penser qu’une sortie de crise diplomatique lui a été offerte ainsi que des promesses de non-intégration de l’Ukraine à l’OTAN afin de calmer ses craintes quant à la sécurité de la Russie. Mais le fait qu’il ait rejeté toute ouverture montre sa volonté d’empêcher l’Ukraine de glisser dans le camp de la démocratie.»
La discussion s’est conclue sur la possibilité que la Chine se joigne au bloc occidental, une perspective à laquelle Charles-Philippe David ne croit pas. «Nous risquons plutôt de vivre quelque chose d’inédit sur le plan des relations internationales, soit un monde de grandes puissances structuré de manière tripolaire, avec les États-Unis, la Chine et la Russie, a souligné le professeur. L’avenir des normes régissant le système des relations internationales est soumis plus que jamais à la volonté de ces puissances. Il n’y a rien de plus instable qu’un système tripolaire, voire multipolaire. Qui en assurera l’hégémonie, Dieu seul le sait.»