La saison des fraises est commencée et c’est le branle-bas de combat dans les champs, où les producteurs livrent une bataille acharnée contre les champignons et les insectes menaçant leurs récoltes. «La punaise terne est l’un des principaux ravageurs des fraises», indique François Dumont (Ph.D. biologie, 2016), chargé de cours au Département des sciences biologiques et chercheur au Centre de recherche agroalimentaire de Mirabel.
Si les pesticides sont encore utilisés abondamment, des chercheurs comme François Dumont testent d’autres approches. «Nous évaluons depuis quelques années l’efficacité des agents de lutte biologique, c’est-à-dire des prédateurs capables de s’en prendre à la punaise terne», explique le spécialiste, qui est aussi diplômé du certificat en écologie, du bac en biologie en apprentissage par problème et de la maîtrise en biologie de l’UQAM.
François Dumont et des collègues (parmi lesquels le professeur Éric Lucas qui l’a codirigé au doctorat avec Denis Réale) a récemment publié un article sur la question dans la revue Insects. Cet article, dont il est le premier auteur, rend compte de l’efficacité de deux prédateurs de la punaise terne: Nabis americoferus (punaise demoiselle commune) et Orius insidiosus (punaise insidieuse des fleurs ou punaise pirate). C’est la guerre des punaises!
Des fraises déformées
Les dégâts causés par la punaise terne ne se limitent pas aux champs de fraises. Elle endommage quelque 130 autres cultures à travers l’Amérique du Nord, dont celle des pommes, du coton, de la luzerne, des tomates et des poivrons. «Ce ravageur a une incidence économique considérable, observe François Dumont. Chez les producteurs de fraises, la marge entre faire des profits ou pas est très mince. S’ils perdent 5 % de leurs récoltes, c’est catastrophique.»
La punaise terne peut causer l’avortement des fleurs des fraisiers en les piquant, entraînant ainsi une perte de rendement directe pour les producteurs. Mais en général, l’insecte cause principalement des dommages esthétiques en s’en prenant aux fruits, qui se déforment. «La fraise déformée est 100 % comestible, mais les épiceries les refusent, car les consommateurs réclament des fraises parfaites. Elles ne sont donc pas vendues, ce qui constitue également une perte directe pour les producteurs.»
Passer du chimique au biologique
Pour enrayer le problème, les producteurs se tournent depuis longtemps vers les pesticides. «Les agents chimiques permettent d’éliminer 99 % des insectes ravageurs, mais ceux-ci seront de retour deux semaines plus tard, souligne François Dumont. On doit donc parfois arroser les champs plus d’une dizaine de fois durant l’été pour s’assurer de récolter les fruits…»
Les recherches menées par le biologiste et ses collègues de Mirabel s’inscrivent dans un changement de paradigme. «Un agent de lutte biologique est comme un pesticide à tête chercheuse, explique François Dumont. Il poursuit sa proie dans l’environnement, qu’elle soit dans le fraisier ou à côté. Son impact global est donc bénéfique, car il régulera la population de ravageurs sur l’ensemble d’un territoire donné.»
Les producteurs peuvent avoir l’impression de moins contrôler le processus avec des agents de lutte biologique, reconnaît François Dumont, qui leur suggère de s’initier au concept sur une partie de leurs champs. «Plutôt que de traiter la superficie totale, ce qui serait de toute manière très coûteux, on identifie les zones où la concentration de punaises ternes est la plus dense, et on y relâche les prédateurs.»
Une punaise meilleure que l’autre
Nabis, comme l’appelle François Dumont, boit l’eau sur les plantes et y pond ses œufs, mais elle s’en nourrit rarement. Sa diète est largement composée de proies. Orius, plus petite, alterne entre des proies et des ressources végétales, comme le pollen.
Les résultats de la recherche démontrent que Nabis est plus efficace. «C’est le principal prédateur de la punaise terne et son utilisation permet de réduire significativement la population de cette dernière», note François Dumont. Le potentiel d’Orius est plus limité.
«Nous démontrons que l’impact de ce type de prédateurs est double: ils réduisent la quantité de punaises ternes en s’en nourrissant et ils créent de la peur. Lorsqu’une proie est soumise à un risque de prédation, elle modifie son comportement alimentaire, ce qui revient, dans le cas de la punaise terne, à délaisser les fraises ou à limiter leurs déplacements à des zones spécifiques. Ainsi, il y a moins de fraises endommagées», explique-t-il.
Il a fallu deux semaines avant de constater un impact significatif sur les populations de punaises ternes dans les champs où l’équipe de recherche avait relâché Nabis et Orius. «Nous avons remarqué que l’effet perdurait pendant plusieurs semaines, soit pratiquement un mois et demi. Nous n’avons pas mesuré les effets au-delà de cette période, mais il pourrait y en avoir. Par exemple, en 2019, nous avons introduit Nabis dans un champ expérimental et, l’année suivante, nous avons constaté qu’il y avait beaucoup moins de punaises ternes. Il faudrait refaire une expérience pour vérifier si c’était bel et bien dû à la présence de Nabis», souligne le biologiste, en précisant que cet été, son équipe fournira des insectes prédateurs à trois producteurs de fraises de l’île d’Orléans.
Une punaise indigène
L’intégration d’un agent de lutte biologique sur un territoire pose à tout coup la question de l’équilibre des écosystèmes. Le cas classique est celui de la coccinelle asiatique, un agent de lutte biologique introduit en Amérique pour lutter contre les pucerons. «Cette espèce est tellement efficace qu’elle a entraîné la quasi-disparition des coccinelles indigènes en les privant de leurs ressources alimentaires», rappelle François Dumont.
Le spécialiste se fait rassurant quant à une éventuelle utilisation massive de Nabis americoferus. «Contrairement à la coccinelle asiatique, Nabis est un insecte indigène déjà présent dans la nature québécoise, dit-il. On aimerait qu’il y en ait davantage pour qu’elle puisse jouer efficacement son rôle d’agent de lutte biologique, mais surtout, il faudrait veiller à ce qu’elle s’active au bon moment, lorsque les fraisiers sont vulnérables.»
Le choix des consommateurs?
La lutte aux insectes ravageurs avec des agents de lutte biologique est un long processus d’essais et d’erreurs, observe François Dumont. «Je comprends les producteurs de ne pas aimer l’apparente complexité de l’utilisation d’insectes prédateurs, car ils vivent un stress immense lié à la qualité de leurs récoltes. Mais en réalité, si les consommateurs avaient toute l’information sur l’utilisation des pesticides, ils feraient peut-être des choix différents et cela pousserait les producteurs à utiliser d’autres méthodes», conclut-il.
Les fraises du Québec en quelques chiffres
Le Québec se classe au troisième rang en importance pour la production de fraises en Amérique du Nord après la Californie et la Floride et au premier rang canadien. Si le nombre d’exploitations et la superficie cultivée est stable depuis plusieurs années, la quantité de fruits commercialisée augmente de façon significative grâce à de nouvelles techniques de production et l’introduction de nouvelles variétés de fraises d’automne. Les Québécois consomment de plus en plus de petits fruits et peuvent maintenant déguster des fraises locales de juin à octobre.
En 2018, 507 exploitations agricoles déclaraient cultiver des fraises sur une surface totale de 2 333 hectares. La production s’étend dans toutes les régions du Québec, mais elle se trouve plus particulièrement en périphérie de Québec (Capitale-Nationale et Chaudière-Appalaches) et de Montréal (Laurentides et Montérégie).
Source: Association des producteurs de fraises et framboises du Québec