Ces dernières années, la reconnaissance des organismes communautaires au Québec et leur autonomie à l’égard de l’État et des bailleurs de fonds publics ou privés ont constitué une source de préoccupation et fait l’objet de nombreuses discussions. Mais qu’en est-il de l’autonomie individuelle et sociale des destinataires de l’action communautaire, soit les personnes qui sollicitent et reçoivent un soutien et des services des organismes? «Loin d’être secondaire, cette question interroge la finalité même des pratiques des organismes communautaires, qui souhaitent contribuer aux transformations sociales dans différentes sphères d’activités», souligne le professeur associé de l’École de travail social Michel Parazelli.
Pour soutenir les organismes communautaires dans leur réflexion sur ces enjeux, un nouveau site web intitulé «Les pratiques d’action communautaire et l’autonomie des destinataires» a été lancé récemment à l’UQAM. Guide d’accompagnement, ce site est le fruit d’un projet de recherche partenariale lancé en 2012. Soutenu par le Service aux collectivités (SAC), le projet réunissait Michel Parazelli, le Réseau québécois de l’action communautaire autonome (RQ-ACA), le Regroupement intersectoriel des organismes communautaires de Montréal (RIOCM) et le Centre de formation communautaire de la Mauricie (CFCM).
Des équipes du Service de l’audiovisuel, du Carrefour d’innovation et de pédagogie universitaire, et du Service des bibliothèques de l’UQAM ont collaboré à la réalisation du site web. Celui-ci est destiné aux actrices et acteurs des organismes communautaires qui s’interrogent sur leurs pratiques concernant le développement de l’autonomie des personnes visées par leurs interventions. «Actuellement, différents termes – usagers, bénéficiaires, clients – sont utilisés pour désigner ces personnes, note Michel Parazelli. Ces termes ne sont pas neutres, car ils indiquent le type de rapports que les groupes communautaires entretiennent avec ces citoyennes et citoyens. Nous préférons le terme destinataires, qui renvoie aux personnes – femmes, jeunes, toxicomanes, personnes itinérantes, etc. – recevant un soutien et des services de la part du mouvement communautaire.»
Quelle autonomie?
Le sens de la démarche partenariale ayant conduit au site web a reposé, notamment, sur la reconnaissance par le milieu communautaire de la complexité de la notion d’autonomie, dont la définition ne va pas de soi, dit le professeur. «La conception dominante, promue par l’idéologie néolibérale, est basée sur l’injonction à devenir autonome, observe Michel Parazelli. Elle prescrit de penser et d’agir par soi-même en toute indépendance, comme s’il suffisait de vouloir pour y parvenir. Cette conception responsabilisante ignore l’ensemble de nos dépendances – conditions économiques et sociales, culture, appartenance sociale, identité sexuée, langue – qui régulent nos vies.»
Une autre conception, partagée par plusieurs intervenantes et intervenants du milieu communautaire, souligne plutôt que nous sommes plus ou moins dépendants les uns des autres et que nous ne disposons pas des mêmes ressources sociales, économiques, politiques, culturelles ou psychiques pour acquérir l’autonomie. «Dans cette perspective, l’autonomie n’est pas pour autant illusoire, car s’il est vrai que nous sommes construits socialement, nous pouvons exercer notre esprit critique pour transformer ou s’approprier l’héritage de notre socialisation, indique le professeur. Une personne, ou un groupe de personnes, peut tenter de faire autre chose de ce que l’on a fait d’elle, à la condition d’avoir la liberté et les appuis nécessaires pour s’engager dans cette voie.»
Schéma d’analyse
Le site web propose un schéma d’analyse représentant trois grands types de pratiques d’autonomie issus des mandats que les organismes communautaires se donnent actuellement. «Il s’agit des mandats d’expertise – autonomie orientée en fournissant des conseils aux destinataires –, de participation – stratégies de partage de l’autonomie entre les intervenants communautaires et leurs destinataires – et de représentation des destinataires, incluant leur autoreprésentation, pour revendiquer et changer des choses», précise Michel Parazelli.
Le schéma d’analyse est le fruit d’ateliers de coformation et de discussion tenus avec des personnes représentant une trentaine d’organismes communautaires intervenant dans quatre secteurs – logement, santé mentale, femmes et personnes en situation de handicap – et situés dans cinq régions du Québec (Montréal, Québec, Montérégie, Mauricie et Bas-Saint-Laurent).
«Nos nous sommes demandé en quoi revendiquer le droit à des logements sociaux, offrir de la nourriture aux personnes en situation de pauvreté, former les sans-emploi par des stages d’employabilité, ou mettre en place des activités d’éducation populaire pour briser l’isolement des femmes, des jeunes ou des personnes âgées permettent de développer l’autonomie des destinataires de ces actions, explique Michel Parazelli. Faut-il privilégier des pratiques qui aident les personnes à s’adapter aux contraintes actuelles de la société ou celles qui les amènent à s’attaquer aux causes des situations d’appauvrissement, de discrimination ou de marginalisation?»
Le site web présente aussi une vidéo dans laquelle des intervenantes et intervenants de l’organisme Les Horizons Ouverts, un centre d’activités pour des adultes autistes situé à Shawinigan, partagent leurs réflexions sur les pratiques communautaires avec celles des membres du conseil d’administration et des personnes autistes.
Outre les organismes communautaires, «le site est destiné aux étudiantes et étudiants en travail social ou dans des disciplines connexes qui sont intéressés par l’analyse des pratiques d’action communautaire et les enjeux concernant l’autonomie des personnes faisant appel à leur soutien», remarque le chercheur.
Une longue démarche
La démarche collaborative ayant permis la création du site web et la production de l’analyse des diverses significations que l’on donne aux pratiques d’autonomie dans le milieu communautaire, en particulier celles développées auprès des personnes visées par les interventions des organismes, s’est étalée sur dix années environ.
À ses débuts, la démarche appuyée par le SAC a mené, notamment, à la production d’un rapport de recherche intitulé «L’action communautaire: quelle autonomie pour ses destinataires?», d’un mémoire de maîtrise et d’un dossier hors-série dans la revue Nouvelles pratiques sociales (NPS).
Les trois dernières années de travail ont été consacrées au transfert des connaissances, à la validation et à l’appropriation continue par le milieu communautaire du schéma d’analyse ainsi qu’à la pérennisation des acquis de la démarche. Ce processus a conduit au développement du site web, dont la réalisation a été rendue possible grâce à une subvention à la formation du Fonds des services aux collectivités du ministère de l’Éducation
Michel Parazelli a dirigé la publication, en 2021, de l’ouvrage collectif Itinérance et cohabitation urbaine. Regards, enjeux et stratégies d’action (Presses de l’Université du Québec). L’ouvrage porte sur le partage des espaces publics des grandes villes industrialisées avec les personnes en situation d’itinérance et de marginalité ainsi que sur les défis que cela représente, tant pour les acteurs de la vie quotidienne que pour les intervenants sociaux et les responsables politiques. Les résultats de deux études de cas – à Montréal (Quartier des spectacles) et à Québec (Nouveau Saint-Roch) – y sont présentés sous l’angle d’analyse des logiques normatives guidant les pratiques de partage de l’espace public entre les acteurs concernés.