De plus en plus de chercheuses et chercheurs dans le domaine des arts et même dans d’autres disciplines, comme la sociologie, ancrent leurs projets dans le nouveau champ des études curatoriales, qui ont pour objet les expositions elles-mêmes. «Il s’agit d’une approche émergente dans le monde francophone, qui se distingue de la muséologie classique en matière de conservation et d’exposition par son caractère interdisciplinaire et son ouverture internationale», souligne Marie Fraser (B.A. histoire de l’art, 1994), titulaire de la nouvelle Chaire de recherche en études et pratiques curatoriales, lancée officiellement le 15 février dernier.
La nouvelle Chaire se donne pour mission de repenser les formes culturelles dans un contexte où la pandémie a obligé à faire migrer les expositions vers de nouveaux supports et espaces, où la décolonisation des savoirs favorise des approches curatoriales plus équitables, diversifiées et inclusives, et où l’urgence climatique invite à réfléchir à des projets écoresponsables, annonce Marie Fraser. «En collaboration avec des organismes artistiques, des galeries universitaires et des musées, nous souhaitons réaliser des projets de recherche sur l’histoire, la théorie et la pratique des expositions, élargir le champ actuel des études curatoriales pour inclure notamment les arts vivants, développer des initiatives curatoriales expérimentales et engagées, et explorer des approches et des méthodes alternatives», précise-t-elle.
La Chaire de recherche en études et pratiques curatoriales réunit jusqu’à maintenant une quinzaine de chercheuses et chercheurs en histoire de l’art, en design, en danse, en théâtre, en arts visuels et en sociologie, auxquels s’ajoutent des étudiantes et étudiants de cycles supérieurs. «Notre objectif est de fédérer les recherches réalisées à l’UQAM en études et pratiques curatoriales afin de faire de notre université un pôle d’attraction dans ce domaine au sein de la Francophonie», note Marie Fraser.
Les Curatorial Studies
Traduction littérale du courant anglo-saxon des Curatorial Studies apparu dans les années 1990 à New York et à Londres, l’expression «études curatoriales» s’impose de plus en plus dans la Francophonie, observe Marie Fraser.
On aborde les études curatoriales au sein de différentes disciplines telles que l’histoire de l’art ou la muséologie, mais les premières se distinguent des deux autres, insiste la professeure. «L’histoire de l’art considère l’exposition comme le mode de présentation des objets ou des œuvres d’art et, en ce sens, l’analyse d’une exposition aidera à mieux comprendre l’œuvre, illustre-t-elle. En muséologie, on étudie l’exposition comme une fonction, une activité muséale, un espace de médiation ou un espace de compréhension du musée, et non comme un objet d’études en soi ou même comme un espace d’expérimentation comme le font les études curatoriales.»
Professeure à l’UQAM depuis 2007, Marie Fraser navigue depuis longtemps entre les recherches sur le terrain et le commissariat d’expositions. À titre de conservatrice en chef du Musée d’art contemporain de 2010 à 2013, elle avait eu l’occasion d’organiser des colloques portant spécifiquement sur les expositions. «Lorsque je suis revenue à l’UQAM, nous avons tenu une journée d’études pendant laquelle nous avons réfléchi à la pertinence de créer un programme en études curatoriales», raconte-t-elle. L’idée n’a pas été abandonnée, mais on songe désormais à une concentration à la maîtrise et au doctorat en histoire de l’art, qui permettrait aussi à différents domaines des arts de s’y greffer.
Trois axes de recherche
La nouvelle Chaire est structurée autour de trois axes de recherche. «Les travaux de l’axe 1, “Histoire, discours et pratiques”, poseront un regard critique sur les expositions en montrant leur rôle géopolitique et analyseront l’impact sur les collections des musées de la migration des savoirs opérée par des pratiques curatoriales éthiques, décoloniales et activistes, souligne Marie Fraser. Par exemple, on s’intéresse à la muséologie d’enquête, c’est-à-dire la capacité à proposer une nouvelle histoire des expositions à partir des trajectoires et de la mobilité des œuvres d’art.»
Le deuxième axe, «Approches et perspectives multidisciplinaires», regroupe les recherches et pratiques curatoriales qui voient dans l’exposition une alternative au spectacle et à l’espace scénique. «Présentement, les études curatoriales sont euro-centriques et surtout axées sur l’art contemporain, les Biennales et les grands événements internationaux, déplore Marie Fraser. Nous souhaitons décloisonner le domaine afin de l’ouvrir aux arts vivants comme le théâtre, la danse et la musique, mais aussi au design, à l’architecture et à la littérature, tout en opérant une décentralisation.»
Le troisième axe, «Innovations et expérimentations», sera consacré à des projets qui montrent que l’exposition n’est pas le seul paradigme. «On pense, par exemple, à la reconstitution d’expositions passées, la présentation d’archives, l’intervention dans des collections, l’édition, la performance ou la programmation événementielle et l’exposition d’arts vivants», illustre la professeure.
Dix chantiers
En plus des trois axes principaux, les responsables de la nouvelle Chaire ont identifié 10 chantiers constituant des thématiques porteuses auxquelles des travaux seront consacrés dans les prochaines années. Il s’agit des arts vivants, de la collection, des cultures visuelles, de la décolonialité, de la documentation, de l’écologie, de l’éthique-justice, de l’exposition, du numérique et de la spatialité. «Les travaux réalisés par les membres de la Chaire peuvent très bien s’inscrire dans plus d’un axe et dans plus d’un chantier», observe toutefois Marie Fraser.
Au cours de la prochaine année, l’un des chantiers sur lequel se penchera l’équipe de la Chaire est l’écologie curatoriale. «La production des expositions génère une empreinte carbone importante, en raison notamment du transport, de la production imprimée et de l’adaptation des espaces, car cela nécessite souvent la construction de murs, rappelle Marie Fraser. Les musées sont préoccupés par cet aspect et, à ma connaissance, cette empreinte carbone n’a jamais été mesurée.»
Peut-on changer la conception et la réalisation des expositions en adoptant une approche écologique? C’est la question que se posent plusieurs institutions et cette réflexion a été précipitée par la pandémie, les musées ayant eu le réflexe de se retourner vers leurs propres collections. «C’est une approche plus écologiquement responsable que de continuer avec le modèle des grandes expositions dites blockbusters, qui attirent des centaines de milliers de visiteurs, mais qui sont extrêmement coûteuses et qui mobilisent beaucoup d’énergie», observe Marie Fraser.
Journée d’études à venir
En lien avec ces questions, la professeure a fait paraître un ouvrage intitulé Réinventer la collection: l’art et le musée au temps de l’événementiel (PUQ), paru plus tôt cette année, en collaboration avec ses collègues Mélanie Boucher (UQO) et Johanne Lamoureux (Université de Montréal).
«Une journée d’études dont la thématique sera “Perspectives curatoriales sur les collections” sera organisée le 17 novembre prochain en collaboration avec la Galerie de l’UQAM», annonce Marie Fraser, qui souhaite vivement que la Chaire ne soit pas associée uniquement à son nom et à ses travaux, mais à un collectif multidisciplinaire de chercheuses et chercheurs, étudiantes et étudiants motivés à faire connaître ce nouveau champ de recherche.