Au cours des 60 dernières années, le Québec, comme l’ensemble des provinces canadiennes, a fortement investi pour démocratiser l’enseignement postsecondaire. Ainsi, en 2009, 56 % des jeunes adultes canadiens âgés de 25 à 34 ans détenaient un diplôme d’études postsecondaires, contre une moyenne de 34 % pour les autres pays de l’OCDE. Cependant, des processus de reproduction sociale produisent toujours des inégalités, tant sur le plan de l’accès à l’éducation supérieure que sur celui de la persévérance et de la diplomation. C’est ce que démontre l’ouvrage Enseignement supérieur et inégalités sociales. Entre politiques publiques et parcours scolaires (PUQ), publié sous la direction du professeur associé au Département de sociologie Pierre Doray et des professeurs Pierre Canisius Kamanzi (Université de Montréal), Benoît Laplante (INRS) et Annie Pilote (Université Laval).
«Les contributions réunies dans cet ouvrage s’intéressent à l’évolution historique des politiques publiques et des parcours éducatifs touchant en particulier les cégeps et les universités, explique Pierre Doray. Nous avons examiné les enjeux d’accessibilité, de production des inégalités et de réussite scolaire dans l’enseignement supérieur.» Membre du Centre interuniversitaire de recherches sur les sciences et les technologies (CIRST), Pierre Doray fait également partie de l’équipe de recherche Transitions, dont les travaux ont alimenté l’ouvrage.
Massification et démocratisation
La première partie du livre rappelle les progrès générés dans les années 1960 par les politiques providentialistes en éducation. La création des polyvalentes, des cégeps et du réseau de l’Université du Québec (UQ) a permis d’élargir considérablement l’accès aux études secondaires et supérieures, principalement pour les jeunes des régions, les francophones, les femmes et les adultes. On a ainsi assisté à un accroissement du niveau global de scolarisation: entre 1975 et 2011, le taux d’obtention d’un diplôme d’études collégiales est passé de 21 % à 40 % et celui d’un baccalauréat, de 14,9 6% à 33,2 %.
«Cette massification n’est pas pour autant synonyme de démocratisation», note Pierre Doray. La démocratisation concerne l’augmentation de l’accès pour des catégories sociales qui fréquentaient peu ou pas l’éducation supérieure, rappelle-t-il. Si le cégep constitue un outil de mobilité sociale, en particulier pour les jeunes issus de milieux modestes, l’université demeure un lieu de reproduction sociale, l’accès y étant fortement corrélé avec l’origine sociale de l’étudiant. «Le constat d’une démocratisation de l’enseignement supérieur inachevée s’avère toujours d’actualité, malgré une nette amélioration de la mobilité de plusieurs catégories sociales.»
Moment de rupture
À partir de la fin des années 1980 et du début des années 1990, une rupture de trajectoire par rapport aux réformes des années 1960 se manifeste dans l’éducation supérieure. «Avec l’essor de la pensée néolibérale, on assiste à un rapprochement entre éducation et économie ainsi qu’au développement d’une nouvelle approche du management public et d’une gestion axée sur les résultats, indique le professeur. Les établissements d’enseignement doivent rendre des comptes et atteindre des cibles de performance, ce qui favorise la compétition.»
À cela se sont ajoutés les problèmes de financement public de l’éducation, alors que l’État se livre à des compressions importantes. Le discours dominant, à caractère économique, porte sur le déficit, en particulier celui des universités. Les directions universitaires font pression sur le gouvernement pour trouver de nouvelles sources de financement. Rapidement, le dégel des frais de scolarité apparaît comme le moyen privilégié.
Durant cette période, la conception des inégalités scolaires se transforme. «Il s’agit moins de démocratiser l’accès aux études supérieures que d’augmenter l’efficacité du système», dit Pierre Doray. Les politiques éducatives sont désormais envisagées sous le signe de la persévérance ou de la réussite, de la diplomation ainsi que de la lutte contre le décochage.»
Pour favoriser la réussite, le recours à des actions réduisant les différentes formes de discrimination prend ensuite de plus en plus d’importance, qu’il s’agisse des personnes en situation de handicap, des diverses communautés ethnoculturelles, des immigrants, des autochtones, des minorités visibles ou des communautés LGBTQ+. «Ce mouvement a conduit récemment à l’institutionnalisation de l’éducation inclusive à travers les politiques universitaires d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI).»
Diversification des parcours scolaires
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, des chercheurs et chercheuses explorent différentes dimensions de la notion de parcours scolaires et examinent dans quelle mesure ceux-ci se sont diversifiés. Moins d’étudiants poursuivraient leurs études de manière linéaire, leurs parcours étant marqués par des interruptions et des retours aux études plus fréquents. Les personnes issues des catégories sociales défavorisées retournent moins aux études que celles issues des catégories favorisées, lesquelles cherchent à se hisser au moins au même niveau que leurs parents dans l’échelle de la scolarité.
Les parcours scolaires ne se déploient pas en vase clos et sont influencés par les événements dans les autres sphères de la vie sociale, lesquels introduisent des arrêts de scolarité, rendent difficile l’accès aux études ou distraient des études, observe Pierre Doray. «La variabilité des parcours est aussi liée en partie aux processus d’individualisation sociale et à la diminution du poids des institutions sur les destinées des individus..»
Un système à trois vitesses
Quelques chapitres de l’ouvrage s’intéressent à la segmentation de l’enseignement secondaire au Québec, un système à trois vitesses qui résulte de la coexistence d’écoles publiques et privées et de la différence, au sein de ces écoles, entre les programmes réguliers et ceux associés à des projets pédagogiques dits enrichis (éducation internationale, arts, sports études). «Ce système, qui s’est développé à partir de la fin des années 1980, favorise la reproduction des inégalités par l’intermédiaire du choix de la filière, souligne le professeur. Ce choix est étroitement lié au capital culturel et économique des familles des élèves. En d’autres termes, les inégalités scolaires sont la conséquence des inégalités sociales.»
Les élèves les plus forts, qui peuvent avoir un effet bénéfique sur les autres, désertent les classes ordinaires pour s’orienter vers les écoles privées ou les programmes enrichis. Résultat: les élèves plus faibles et ceux qui vivent des difficultés d’adaptation ou d’apprentissage se concentrent dans les classes ordinaires, ce qui a des effets importants sur le décrochage et sur l’accès au cégep et à l’université. «La segmentation en filières au secondaire a aussi pour conséquence d’alourdir la tâche des enseignants dans les classes ordinaires», relève Pierre Doray.
Le chercheur plaide pour la mixité sociale et l’inclusion scolaire. «Plus les classes sont mixtes, plus les enfants de milieux défavorisés ont de chances de réussir, car ceux de milieux favorisés agissent comme une locomotive.»
Enjeux éducatifs actuels
La troisième partie de l’ouvrage porte sur des enjeux éducatifs actuels: l’orientation scolaire et professionnelle des jeunes immigrants, les francophones qui choisissent d’étudier dans un cégep anglophone et la situation des autochtones à l’université.
Les deux derniers chapitres s’intéressent aux droits de scolarité et à leurs effets sur l’accès aux études universitaires: demandes d’augmentation des droits de la part d’un grand nombre de directions universitaires et demandes des associations étudiantes pour la réduction ou l’abolition de ces droits au nom de la démocratisation des études. Si l’augmentation des droits de scolarité a contribué au cours des 30 dernières années à réduire l’accès global aux études universitaires, l’effet d’une hausse n’est pas le même pour tous.
«En moyenne, augmenter les droits réduit l’accès des francophones et des jeunes dont les parents n’ont pas fréquenté l’université, mais n’influence pas l’accès des anglophones, constate Pierre Doray. Ensuite, l’effet d’une hausse varie selon l’âge et pas de la même manière dans tous les groupes sociaux. On voit aussi qu’augmenter les droits accroît la probabilité d’entreprendre des études universitaires pour les jeunes dont les parents sont allés à l’université. Lorsque la formation universitaire est chère, elle devient un investissement dans un bien rare et ceux qui l’acquièrent espèrent qu’il leur donnera un net avantage sur ceux qui ne l’ont pas.»
L’ouvrage présente enfin une synthèse de travaux de recherche et de propositions de modifications du financement des universités québécoises en tenant compte de l’accessibilité aux études supérieures et de l’endettement étudiant. «Ces questions, conclut le professeur, ne sont pas anodines. Actuellement, l’inflation, la détérioration des conditions de vie et la situation du logement exercent des pressions et ont des effets sur les conditions d’études et les inégalités.»