Voir plus
Voir moins

Écran, écran, dis-moi qui est la plus belle…

La sociologue Chiara Piazzesi signe un livre sur les paradoxes de la beauté féminine à l’ère des égoportraits.

Par Marie-Claude Bourdon

5 juin 2023 à 17 h 44

Pour les femmes, difficile d’échapper aux discours sur la beauté. La publicité, les magazines, les réseaux sociaux les abreuvent de conseils sur les produits à utiliser pour avoir le teint frais, le cheveu lustré, la cuisse parfaitement galbée. «On demande aux femmes de se conformer à des normes pratiquement impossibles à atteindre, commente la professeure du Département de sociologie Chiara Piazzesi. En même temps, on leur dit que c’est la beauté intérieure qui compte et qu’elles doivent miser sur l’authenticité!»

Pas assez soignée ou trop maquillée, trop habillée ou trop décontractée, trop grosse ou trop maigre… L’apparence d’une femme est constamment décortiquée, jugée, critiquée, note la professeure. «On fait des commentaires si elle porte la même tenue deux fois, mais on la juge frivole si elle s’achète trop de vêtements. On encense la beauté naturelle, mais si une femme renonce aux artifices, au travail sur le corps, aux techniques d’embellissement, on dit qu’elle est laide. C’est totalement contradictoire.»

Chiara Piazzezi vient de publier The Beauty Paradox: Feminity in the Age of Selfies (Rowman & Littlefield Publishers, 2023), un livre qui s’attaque à ce paradoxe. «J’ai essayé de montrer que le défi de participer à la culture de la beauté se décline à travers toutes les étapes de la vie d’une femme: la jeunesse, le travail, la maternité, le vieillissement, et que cela dépasse largement l’expérience individuelle.»

Pour la sociologue, ce n’est pas la femme qui vide son placard avant de choisir quoi porter pour se mettre en valeur qui a un problème. «Énoncer cela comme un problème individuel revient à dépolitiser la question, dit-elle. Les enjeux autour de la beauté féminine s’inscrivent dans une construction sociale marquée par une certaine définition de la féminité.»

Son livre s’inspire du projet «Prestiges ordinaires: capital érotique, sexualisation et médiatisation du moi», financé par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture, qu’elle a mené à Montréal de 2017 à 2020. Onze femmes de 22 à 52 ans qui partagent des égoportraits sur Facebook et Instagram ont accepté de répondre à ses questions lors de deux entretiens en profondeur, conduits à six mois d’intervalle. À sa demande, les répondantes lui ont aussi envoyé sept selfies, produits dans différentes situations, qui ont servi de base à la deuxième ronde d’interviews.


«Un certain discours moralisateur»

C’est «un certain discours moralisateur» sur l’hypersexualisation des jeunes filles qui partagent des égoportraits sur Instagram qui a incité Chiara Piazzesi à lancer cette recherche. La sociologue était agacée que l’on crie à la catastrophe parce que les adolescentes se mettaient en scène dans des poses séduisantes.

«Dans le débat sur les selfies, on a tendance à attribuer le comportement des filles – et des femmes – qui s’affichent sur les réseaux sociaux à des problèmes psychologiques individuels, à une quête d’attention et à du narcissisme», rappelle la chercheuse. Or, plutôt que de blâmer les jeunes filles, il faut, selon elle, s’interroger sur les normes qui leur dictent comment se présenter et se mettre en valeur. «D’un point de vue sociologique, dès que l’on s’intéresse à ces normes, on s’aperçoit que les jeunes filles et les femmes se présentent de façon tout à fait conforme aux injonctions sur la beauté féminine qui leur sont imposées socialement et culturellement.»


Instagram et les autres réseaux sociaux

Ces injonctions – et la pression qui s’exerce dès le plus jeune âge pour s’y conformer («Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle»…) – existaient bien avant les réseaux sociaux. Mais Instagram et les autres plateformes ont multiplié le nombre d’images auxquelles les femmes sont quotidiennement confrontées. «Les techniques d’amélioration de l’image et l’omniprésence de l’image dans les réseaux sociaux ont probablement accéléré des tendances déjà présentes», croit la professeure.

Quand Chiara Piazzesi a démarré son projet, elle s’intéressait surtout aux pratiques de partage des égoportraits. «Mais quand j’interrogeais les femmes sur les selfies, elles me parlaient de leur rapport à la beauté, raconte la professeure. Alors, c’est devenu beaucoup plus une recherche sur la beauté, sur la façon dont les femmes négocient avec les normes concernant leur apparence. Et les égoportraits sont une des manifestations de ce phénomène.»

La chercheuse a décidé d’interviewer des femmes de 18 ans et plus. Elle souhaitait que les répondantes aient une certaine réflexion par rapport à la beauté et aux normes qui entourent l’apparence. «Mais j’avais plusieurs répondantes dans la vingtaine qui avaient une mémoire très vive de leur adolescence, dit-elle, ce qui m’a permis de parler de l’expérience des jeunes.»


Quatre paradoxes

Sa recherche fait ressortir quatre paradoxes entourant la beauté féminine: le paradoxe de la valeur («Les femmes s’intéressent à leur beauté parce qu’on leur dit que cela leur donne de la valeur, mais parce qu’elles s’y intéressent, on dit qu’elles sont superficielles»); le paradoxe du pouvoir («La beauté est synonyme de pouvoir, mais le pouvoir de séduction est un faux pouvoir puisqu’il dépend de l’appréciation des autres et qu’on risque toujours d’être réduite à son apparence»); de l’authenticité («On reproche à une femme d’avoir l’air vieille si elle ne cache pas ses cheveux gris et de manquer de naturel si elle les cache!»); et de l’engagement («On n’en fait jamais assez pour être belle, mais si on en fait plus, on en fait probablement trop!»).

Pour les femmes, la bonne mesure est impossible à trouver. «Comme Madonna qui s’est fait reprocher d’avoir eu recours à trop de chirurgies esthétiques, les femmes risquent constamment d’être délégitimées, souligne Chiara Piazzesi. Mais à partir de quel moment Madonna, qui cherche à garder sa beauté et sa jeunesse, en fait trop?»

Les femmes doivent faire des choix qui sont toujours à risque. Car le paradoxe de la beauté, c’est aussi une série de points faibles par lesquels elles peuvent être attaquées, blessées, humiliées. Un phénomène amplifié par les miroirs des réseaux sociaux. «Les normes de la beauté ont été traduites dans la culture des réseaux sociaux, note la sociologue. Ainsi, on retrouve les mêmes injonctions contradictoires dans les réactions qui s’expriment sur Facebook ou Instagram.»

Avec sa recherche et son livre (dont on espère une traduction en français), la professeure a voulu se mettre à l’écoute des femmes qui vivent ce type de tensions. «L’idée d’une paradoxalité des normes de beauté n’est pas originale, soulève Chiara Piazzesi. Mais elle n’avait pas été exploitée aussi systématiquement.»

Selon elle, les répondantes de sa recherche étaient très conscientes de l’injustice imposée par ces normes contradictoires. Son travail a simplement consisté à décrire leur réalité, à montrer que la moitié de l’humanité doit constamment renégocier un fragile équilibre entre ces injonctions, que ce travail est toujours à recommencer et qu’il n’y aura jamais de conduite entièrement satisfaisante par rapport aux critères qui entourent les pratiques d’embellissement. Comme le lui a dit une répondante: «Participer à la culture de la beauté, c’est comme marcher sur une corde raide.»