Voir plus
Voir moins

Classe de maître avec Francis Leclerc et Eric K. Boulianne

Le cinéaste et le scénariste décortiquent le travail d’adaptation cinématographique du roman Le plongeur.

Série

En classe!

Par Pierre-Etienne Caza

16 mars 2023 à 14 h 32

Mis à jour le 21 mars 2023 à 20 h 35

Près de 80 étudiantes et étudiants en scénarisation cinématographique, en cinéma et en études littéraires ont vécu une belle rencontre avec le cinéaste Francis Leclerc et le scénariste Eric K. Boulianne (B.A. communication, 2008), le 9 mars dernier, dans le cadre d’une classe de maître portant sur le scénario du film Le plongeur, présentement à l’affiche au Québec.

Les deux artisans du 7e art avaient été invités dans le cadre du cours Lecture de films: le dialogue au cinéma donné par le chargé de cours du Département d’études littéraires Sébastien Rose. La professeure Gabrielle Tremblay animait la discussion, qui portait sur le processus d’adaptation cinématographique du roman de Stéphane Larue ainsi que sur le processus créatif et le travail collaboratif du réalisateur et du scénariste, qui ont travaillé sur ce projet pendant cinq ans.

Les premiers contacts

Publié par Le Quartanier en 2016, Le plongeur met en scène un jeune narrateur, au début de l’hiver 2002, qui aime Lovecraft, la musique métal, les comic books et la science-fiction. Étudiant en graphisme, il  veut devenir bédéiste, mais depuis des mois, il évite ses amis, ment, s’endette. Il joue aux loteries vidéo et tout son argent y passe. À bout de ressources, isolé, sans appartement, il devient plongeur dans un restaurant où il se lie d’amitié avec le cuisinier, Bébert. C’est là qu’il va tenter de juguler son obsession pour les machines de vidéopoker.

Gabrielle Tremblay était curieuse de connaître quel avait été le premier contact de Francis Leclerc et d’Eric K. Boulianne avec le roman. «C’est ma blonde qui m’en a suggéré la lecture peu après sa parution, se rappelle Francis Leclerc. Comme il y avait un buzz, il y a eu une course à l’achat des droits d’adaptation, mais la boîte avec laquelle j’étais associé ne les a pas obtenus.»

«J’ai vu le potentiel d’adaptation cinématographique du roman immédiatement, mais le défi était énorme, car je n’avais jamais fait ça auparavant!»

Eric K. Boulianne

Scénariste du film Le plongeur

Ce type de course pour acquérir les droits d’adaptation se déroule entre producteurs, révèle Francis Leclerc. «C’est un peu aberrant que les artisans ne puissent pas présenter leur vision à cette étape, déplore-t-il, mais j’avais tellement le goût de faire ce film que j’ai écrit un courriel directement à Stéphane Larue en lui soumettant le synopsis que j’avais ébauché. Je suis bien tombé, car son père et lui avaient adoré Un été sans point ni coup sûr [NDLR: film qu’il a réalisé en 2008 à partir du roman et du scénario de Marc Robitaille]. Il a aimé mon synopsis et il a insisté de son côté pour que ce soit moi qui réalise le film.»

Francis Leclerc confie que l’écriture scénaristique – et surtout les dialogues – est un travail solitaire qu’il trouve particulièrement difficile. Le réalisateur avait donc besoin de s’adjoindre les talents d’un ou une scénariste. «C’est par l’entremise de mon agent, qui m’a informé qu’il y avait des auditions pour scénariser Le plongeur, que je suis entré en contact pour la première fois avec le roman, se rappelle Eric K. Boulianne. J’ai vu le potentiel d’adaptation cinématographique immédiatement, mais le défi était énorme, car je n’avais jamais fait ça auparavant!»

Une soixantaine d'étudiantes et étudiants en scénarisation cinématographique, en cinéma et en études littéraires ont assisté à la classe de maîtres. Photo: Nathalie St-Pierre

La première rencontre du cinéaste et du scénariste a été un véritable coup de foudre professionnel. «Nous avons jasé pendant des heures de notre vision du cinéma et de nos influences», souligne Eric K. Boulianne. «Et de notre amour pour les pâtisseries!», ajoute en riant Francis Leclerc.

L’essence du Plongeur

L’édition de poche du roman de Stéphane Larue fait plus de 500 pages, note Gabrielle Tremblay. «Quelle place occupe la lecture de ce texte source dans le travail d’adaptation cinématographique?», demande-t-elle aux deux artisans. «Notre objectif était de cerner l’essence de ce que les gens ont aimé dans le roman, l’un des rares best-sellers des dernières années au Québec, répond Eric K. Boulianne. Le texte original était donc au cœur de la démarche tout au long du projet.»

«C’est ce que j’aime le plus comme cinéaste: la possibilité de plonger dans un ou des univers qui me sont inconnus.»

Francis Leclerc

Réalisateur du film Le plongeur

Le réalisateur et le scénariste ont d’abord dégagé les thèmes qu’ils souhaitaient transposer à l’écran. «La jeunesse, l’insouciance, les erreurs, les mensonges et la dépendance, d’abord aux machines de loteries vidéo, puis au rythme infernal d’une cuisine de resto sont les ancrages de cette histoire. Sans oublier la musique métal», analyse Eric K. Boulianne. «Il y a dans le roman des personnages forts et j’adorais que l’action se déroule dans l’univers de la restauration, que je ne connaissais pas du tout, pas plus que la musique métal, ajoute Francis Leclerc. C’est ce que j’aime le plus comme cinéaste: la possibilité de plonger dans un ou des univers qui me sont inconnus.»

Quelques rencontres plus tard, les deux acolytes avaient établi le «scène-à-scène», c’est-à-dire l’ensemble des scènes à écrire. «Nous n’avons pas pu retenir l’entièreté de ce qui se déroule dans le roman, car le film ne dure que deux heures. Nous avons fait des choix, autant pour les personnages – certains ont été amalgamés, tandis que d’autres, retenus au départ, n’y sont plus dans la version finale – que pour la temporalité et les lieux, raconte Eric K. Boulianne. C’est toujours mieux d’en conserver plus au départ pour éventuellement en laisser tomber.»

«Lorsqu’un roman est adapté pour le cinéma, il y a toujours une entente avec la maison d’édition, qui pose ses conditions, explique Francis Leclerc. Par exemple, pour Le plongeur, nous devions respecter l’univers du roman, l’époque à laquelle l’histoire se déroule, la présence de la musique métal, la nature du travail du personnage principal et son lieu de travail.»

La première version du scénario

Une fois la structure établie, Eric K. Boulianne a pu se lancer à fond dans l’écriture de la première version. «Je faisais sans cesse des allers-retours entre le scénario et ma copie du roman, qui a rapidement été complètement barbouillée. Vous dire le bonheur quand on m’a finalement fourni une version PDF avec laquelle je pouvais faire du copier-coller», se remémore-t-il en riant.

Le scénariste soumettait au fur et à mesure les avancées du scénario à Francis Leclerc. «Ses 30 premières pages n’étaient pas parfaites, mais il avançait et c’était bon, raconte ce dernier. J’avais une tonne de commentaires que je gardais pour moi, car à cette étape, l’objectif est d’obtenir une première version, pas de décourager le scénariste!»

«J’écris dans ma chambre et je répète à voix haute toutes les répliques, plusieurs fois, jusqu’à ce qu’elles soient crédibles à mon goût.»

Eric K. Boulianne

Écrire les passages dialogués est une expérience particulièrement éreintante reconnaît Eric K. Boulianne, qui a participé au cours des dernières années à l’écriture scénaristique des films à succès De père en flic et Menteur, réalisés par Émile Gaudreault, et, plus récemment, Viking de Stéphane Lafleur (B.A. communication, 1999). «J’écris dans ma chambre et je répète à voix haute toutes les répliques, plusieurs fois, jusqu’à ce qu’elles soient crédibles à mon goût», explique-t-il.

La première version est la plus difficile à produire, insiste le scénariste, qui y a consacré quatre mois. «Oui, on se base sur les personnages et sur l’histoire du roman, mais la courbe dramatique de celui-ci n’a rien à voir avec le cinéma. On ne peut pas simplement transposer, il faut faire des choix. Et à la fin, on obtient un document volumineux, un peu tout croche, avec ses dialogues et ses didascalies [NDLR: indications données aux acteurs] qui seront évidemment à retravailler. Ce n’est pas pour rien qu’on appelle cette première version le shit draft», rigole-t-il.

«Le roman est devenu un best-seller pendant qu’Eric planchait comme un fou sur la première version, se rappelle Francis Leclerc. Il a vécu un drôle de Noël cette année-là, car plusieurs personnes de sa famille s’offraient le roman en cadeau, alors que lui tentait de se débattre pour en tirer un bon scénario.»

Une fois la première version rédigée, le stress retombe, observe le scénariste. C’est alors le processus de réécriture qui s’amorce. «Stéphane Larue et Éric de la Rochellière, éditeur au Quartanier, ont été tenus au courant des différentes versions du scénario que nous produisions, souligne Francis Leclerc. Pendant le tournage, j’envoyais à Stéphane des arrêts sur image pour lui montrer un élément du décor, ou l’allure d’un personnage. Il a apprécié, car cela a fait en sorte qu’il n’a pas eu un choc lorsqu’il a vu le film monté pour la première fois. Il avait déjà une bonne idée de la direction.»

Tout au long du processus, le réalisateur et le scénariste, mais aussi le directeur artistique, le directeur photo, les responsables des décors, de l’éclairage et des costumes revenaient sans cesse au roman pour s’en imprégner. «C’était la référence principale, tout le monde l’a lu, et cela nous a permis d’ajouter des éléments qui n’étaient pas forcément indiqués dans le scénario», note Francis Leclerc, qui s’était concocté une liste de lecture des nombreuses chansons évoquées dans le roman. «J’ai écouté beaucoup de métal sans trop aimer ça, mais je devais le faire pour comprendre le personnage», raconte-t-il en riant.

La vision du cinéaste

La scène d’ouverture du film Le plongeur est magnifique. On entre dans La Trattoria, où travaille le protagoniste, dans un plan filmé à trente pieds au-dessus du décor, de la salle à manger, située à l’avant du restaurant, jusqu’à la plonge située à l’arrière en passant par la cuisine. La scène est filmée au ralenti avec une chanson de Slayer, elle aussi au super ralenti, ce qui donne un effet oppressant qui happe le spectateur d’entrée de jeu. «On aperçoit tous les personnages principaux dès le premier plan», explique Francis Leclerc, qui a interprété à sa façon les indications initiales du scénario à l’effet que l’on entrait directement dans le chaos de la cuisine.

«Comme scénariste, c’est exactement ce que je souhaite: un réalisateur qui s’approprie le scénario pour lui donner forme, qui donne naissance au film avec sa vision, renchérit Eric K. Boulianne. Je n’accorde pas beaucoup d’importance à ce qui est retenu ou pas, à la fois lors du tournage et du montage. Mon travail est de fournir le meilleur scénario possible en sachant que toutes les séquences et les dialogues peuvent être modifiées par la suite. Mais je dirais que 95 % des répliques de la version finale du film étaient dans le scénario.»

«Comme scénariste, c’est exactement ce que je souhaite: un réalisateur qui s’approprie le scénario pour lui donner forme, qui donne naissance au film avec sa vision.»

Eric K. Boulianne

«Il faut présenter les personnages au public dans les 30 premières minutes du film avec de bons dialogues et Eric a fait un travail formidable en ce sens, souligne pour sa part Francis Leclerc. Le travail du directeur photo avec lequel je travaille sur tous mes films, Steve Asselin, est également remarquable, car 80 % du film se déroule la nuit pendant l’hiver à Montréal. Cela aurait pu donner un film sombre, mais ce n’est pas le cas grâce à son talent.»

La période de questions

Invités à poser leurs questions aux deux invités, les étudiantes et étudiants ne se sont pas fait prier. «Pourquoi avoir choisi d’utiliser la voix off dans le film?», s’interroge l’un d’entre eux. «Tout le roman est écrit au “Je”, le personnage principal s’adresse à nous dès le début, alors c’était naturel de faire ce choix, explique Francis Leclerc. Nous avons fait des tests avec Henri [Picard, l’acteur principal] mais il avait 19 ans au moment du tournage et sa voix ne fonctionnait pas avec l’histoire, puisque le narrateur qui nous raconte cet épisode de sa vie doit être un peu plus âgé. Avec la voix de Marc-André Grondin, ça collait parfaitement.» C’était également un beau clin d’œil à C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée, qui utilisait également une voix off (et dans lequel jouait Marc-André Grondin).

Invités à poser leurs questions aux deux invités par la professeure Gabrielle Tremblay, les étudiantes et étudiants ne se sont pas fait prier. Photo: Nathalie St-Pierre

Les étudiantes et étudiants étaient curieux d’en apprendre davantage sur le processus d’acquisition des droits pour la vingtaine de chansons qui composent la trame sonore du film – Metallica, Iron Maiden, Slayer, Radiohead, Neil Young, Groovy Aardvark, Jean Leloup, Stefie Shock et Dumas, entre autres. «Certains artistes, comme Black Sabbath, ne veulent rien savoir à moins que l’on débourse des sommes beaucoup trop élevées pour notre budget, révèle Francis Leclerc. Il n’y a que les franchises comme Marvel et les grands studios qui peuvent se payer leurs chansons. En revanche, d’autres exigent des coûts moindres si on leur explique la démarche. Pour Iron Maiden, par exemple, nous avons échangé avec le chanteur, Bruce Dickinson, qui était ravi que le personnage du film soit fan de métal, et plus spécifiquement de son groupe. Il a accepté de libérer les droits pour deux pièces, l’une d’Iron Maiden et l’autre tirée de sa carrière solo, et pour l’utilisation d’un t-shirt à l’effigie du groupe. Il s’est aussi permis de corriger une erreur factuelle dans le scénario et c’était apprécié!»

Le chanteur de Radiohead, Thom Yorke, a également accepté de libérer les droits de la chanson Like Spinning Plates. «Il était étonné que nous ayons ciblé celle-ci, une pièce qu’on ne lui demande jamais, raconte Francis Leclerc. Nous lui avons expliqué que nous voulions l’utiliser pour la scène où le personnage principal est au plus bas et qu’il déambule à l’entrée du Casino de Montréal. Il nous a dit que ça avait du sens. Il était ravi qu’il y ait une véritable démarche artistique motivant notre demande.»

Un étudiant a demandé si une quelconque forme de secret ou d’entente de confidentialité existe pendant l’adaptation cinématographique d’un tel projet ou si les créateurs ont la permission d’en parler avec leur famille et leurs amis. «J’ai des amis scénariste auxquels je fais entièrement confiance et auxquels j’ai montré le scénario en cours de route, révèle Eric K. Boulianne. Avoir de bons premiers lecteurs bienveillants, mais critiques, c’est précieux.»

Une étudiante a voulu savoir s’il fallait absolument conserver un emploi à temps plein pour payer les factures lorsqu’on sort de l’université et qu’on souhaite devenir réalisateur ou scénariste. «En scénarisation, c’est beaucoup d’investissement, beaucoup de travail et de discipline pour peu d’argent en début de carrière, reconnaît Eric K. Boulianne. Je m’étais donné cinq ans en sortant de l’UQAM pour percer dans le milieu. C’est pendant la cinquième année que j’ai obtenu mon premier contrat qui n’était pas très payant. Je me rappelle avoir écrit une websérie de dix épisodes pour 600 dollars! J’étais aussi scripteur à la télé pour des sketchs humoristiques. J’avais envoyé 10 pages de textes, mais j’étais uniquement rémunéré pour les blagues qui étaient retenues en ondes…»

«Ne commencez pas dans ce métier pour l’argent!», met en garde Francis Leclerc, rappelant qu’il est entré dans le métier en réalisant des vidéoclips qui lui rapportaient 1000 dollars chacun. «Même quand on fait un premier film subventionné, la suite n’est pas assurée. J’avais tourné Une jeune fille à la fenêtre (2001) et j’étais incapable de décrocher du financement pour le scénario de Mémoires affectives, raconte-t-il. Quand la SODEC [NDLR: la Société de développement des entreprises culturelles] m’a demandé de le réécrire pour la cinquième fois en quatre ans, je n’avais plus d’argent pour vivre. J’ai mis le scénario à la poubelle en leur disant “Si vous ne le sortez pas de là, j’arrête de faire du cinéma et je change de carrière”. J’avais 29-30 ans, j’ai joué all-in et ça a fonctionné.» Son film a vu le jour en 2004, pavant la voie aux longs métrages Un été sans point ni coup sûr (2008), Pieds nus dans l’aube (2017) et L’arracheuse de temps (2021), en plus de quelques incursions du côté de la télévision (Nos étés, Apparences, Les Beaux Malaises et 5e rang).

Gabrielle Tremblay rappelle que le défi pour les finissantes et finissants en cinéma est de ne pouvoir prétendre à du financement de la part du milieu culturel. «Les critères stipulent souvent qu’il faut avoir réalisé une œuvre et l’avoir présentée dans un festival, confirme Eric K. Boulianne. Il faut donc débourser de sa poche pour réaliser ses premiers projets.»

Présenté en ouverture des Rendez-vous Québec Cinéma, le 22 février dernier, Le plongeur récolte de bonnes critiques depuis sa sortie en salle. «Le plus beau compliment, c’est quand une personne me dit qu’elle a adoré le roman et que le film est un copier-coller. Nous savons que ce n’est pas vrai, qu’il y a un travail d’adaptation énorme, mais en même temps il s’agit du compliment ultime, car cela signifie que nous avons réussi à cerner l’essence de l’œuvre et à la porter à l’écran», conclut Francis Leclerc.

Presque deux heures après le début de la rencontre, la professeure remercie Eric K. Boulianne et Francis Leclerc pour leur générosité, les libérant pour qu’ils puissent arriver à temps au cinéma Beaubien, où ils sont attendus pour une rencontre avec le public en compagnie de Stéphane Larue, devenu un bon ami.