Couleurs, textures, matières, motifs… les œuvres des 21 femmes designers accrochées au Centre de design dans le cadre de l’exposition Design textile actuel offrent une incursion immersive dans un univers à la frontière entre tradition millénaire et expérimentation, entre art et design. Les œuvres choisies illustrent l’avant-garde internationale du design textile, offrant un instantané des tendances les plus récentes dans ce domaine où les femmes excellent depuis toujours.
«Chaque pièce est une œuvre en soi et près de la moitié ont été conçues spécifiquement pour l’exposition», souligne la professeure de l’École de design Louise Pelletier, également directrice du Centre de design, qui a agi comme commissaire avec trois collaboratrices, Fabienne Münch, directrice du Département de design de l’Ohio State University, Katharina Sand, professeure à l’AMD Akademie Mode & Design de Hambourg, en Allemagne, et Christina Contandriopoulos, professeure au Département d’histoire de l’art.
La pièce de Cécile Feilchenfeldt qui nous accueille à l’entrée de la salle, avec son drapé majestueux, est l’une de ces œuvres fabriquées expressément pour l’exposition. Au départ, les commissaires avaient choisi une pièce similaire, une cape constituée de panneaux de tricot dans lesquels l’artiste insère des plumes de différentes couleurs. Le musée auquel la pièce appartenait avait accepté de la prêter, mais à des conditions telles qu’il aurait fallu y renoncer. «C’est alors que l’artiste a proposé de nous en faire une pour l’exposition, raconte Louise Pelletier. Tout le monde au Centre était un peu nerveux, car elle est arrivée avec la pièce dans ses bagages seulement deux jours avant le vernissage!»
Repousser les limites des techniques traditionnelles
Pour la commissaire, cette œuvre exprime parfaitement l’un des trois thèmes de l’exposition: «tradition et innovation». «En travaillant le tricot, Cécile Feilchenfeldt repousse les limites d’une technique traditionnelle pour créer des pièces que les grandes maisons de mode de Paris utilisent pour ajouter un élément de couleur ou de folie à leurs défilés», explique la professeure.
Louise Pelletier confie avoir appris à coudre avant de lire et écrire. Sa mère, qui a 90 ans aujourd’hui, fait toujours du tissage. La passion de cette spécialiste de l’architecture pour la mode et ses matières ne date donc pas d’hier. «L’idée de consacrer une exposition au design textile est née de la volonté de célébrer ce domaine du design, le seul qui a toujours été dominé par les femmes», déclare-t-elle.
À côté de l’imposant manteau de Cécile Feilchenfeldt se trouve une des plus petites pièces de l’exposition – un prototype, en fait, d’une œuvre beaucoup plus imposante conçue pour la Fondation Bill et Melinda Gates par la designer américaine Suzanne Tick à partir de cintres métalliques. L’œuvre chatoyante, Refuse DC, réinvente elle aussi la technique dont elle est issue, le tissage, tout en promouvant le recyclage de matériaux autrement jetés au rebut. «Suzanne Tick vient d’une famille de ferrailleurs, raconte Louise Pelletier. Depuis qu’elle est toute petite, elle sait comment peser le métal et évaluer son potentiel de réutilisation.»
Plusieurs autres œuvres illustrent ce mariage entre tradition et modernité. On peut voir, entre autres, une pièce de l’artiste mexicaine Yosi Anaya, chercheuse à l’Institut des beaux-arts de l’Université de Veracruz. La chercheuse a documenté les motifs traditionnels des huipils, un genre de ponchos, qu’elle reproduit sur de la soie. «La collection Ghost est une réflexion sur l’anonymat des femmes qui tissent ces huipils, en même temps qu’une célébration de tous ces motifs que l’on retrouve dans les différentes régions du Mexique», commente la commissaire.
Dans le même registre, on retrouve une vidéo documentant le travail sur le feutrage de Gulnur Mukashanova, basée à Berlin et originaire du Kazakhstan, un tissage africain d’Aïssa Dione, qui met en avant les ressources de son pays d’origine, le Sénégal, une belle pièce de la Québécoise Louise Lemieux Bérubé, cofondatrice du Centre des textiles contemporains de Montréal, et une courtepointe de l’artiste mohawk Carla Hemlock. «La courtepointe est une allégorie de la totalité du monde et de notre place dans cette totalité», explique la commissaire. Tout en étant de facture traditionnelle, avec son agencement de tissus, ses billes de verre et ses rubans, l’œuvre est porteuse d’un message politique et environnemental très actuel, comme de nombreuses autres pièces de l’exposition.
Expérimentation
Un autre thème, l’«expérimentation», a guidé les quatre commissaires dans le choix des œuvres. La designer américaine afro-américaine Felecia Davis, professeure à l’École d’architecture de l’Université d’État de Pennsylvanie, cherche à développer un nouveau matériau à partir de la laine en s’inspirant des caractéristiques des cheveux, et plus particulièrement des dreadlocks. La Finlandaise Mari Koppanen travaille sur des processus de fermentation de levures pour créer un textile s’apparentant au cuir. L’Autrichienne Julia Moser explore l’utilisation de bactéries pigmentaires pour teindre les tissus sans produits chimiques nocifs. Quant à la Japonaise Reiko Sudo, directrice du design à la société textile NUNO, elle s’intéresse à la première enveloppe du cocon du ver à soie, traditionnellement rejetée à cause de sa rudesse, mais dont les propriétés naturellement hydrofuges en font un matériau de choix pour fabriquer sandales, chapeaux et parapluies.
Parmi les créations expérimentales présentées dans l’exposition, on peut admirer une création imprimée en 3D par la designer Julia Koerner, basée à Los Angeles, qui a conçu des costumes pour les films Black Panther et Dune. Les empiècements exposés, qui s’attachent grâce à un système de boutons-pression, servent à composer la robe ARID dress, inspirée des couleurs et motifs du désert. On a envie de toucher ce textile étrange imprimé en 3D. Interdit, évidemment! Mais à la suggestion de la commissaire, on l’examinera plutôt de profil afin de mieux en apprécier les reflets et les reliefs.
Émotion
La scénographie très sobre signée Victor Bernaudon, chargé de projets au Centre de design, met en valeur l’ensemble des pièces proposées, des plus délicates aux plus imposantes. «Un beau défi», souligne-t-il, car les formes et matières des textiles s’éloignent des objets habituellement montrés au Centre, exigeant un effort d’éclairage particulier pour rendre justice aux couleurs, aux textures, aux effets d’ombre et de transparence des pièces exposées. Une véritable «émotion», le troisième thème de l’exposition, se dégage des textiles réunis dans la salle, en dialogue les uns avec les autres.
Section historique
Dans un coin, une table didactique complète l’exposition par un historique du design textile au 20e siècle présenté à travers un choix de photographies accompagnées de textes. Cette section historique a été réalisée par la professeure Christina Contandriopoulos en collaboration avec les commissaires invitées theo tyson et Rebecca Leclerc, étudiante au doctorat en études et pratiques des arts. Une petite bibliothèque d’ouvrages consacrés à l’histoire du textile et prêtés par le Service des bibliothèques est également mise à la disposition des personnes intéressées.
Dans les vitrines situées au deuxième étage du pavillon, on peut voir aussi une mini-exposition des projets de catalogues conçus par les étudiantes et les étudiants des cours de graphisme de la professeure de l’École de design Mélissa Pilon et du chargé de cours Daniel Robitaille.
L’exposition Design textile actuel se poursuit au Centre de design jusqu’au 11 février 2024.
Médiation
Sous la direction de Christina Contandriopoulos, un groupe d’étudiantes et d’étudiants en histoire de l’art a conçu différentes activités de médiation en lien avec Design textile actuel.
Trois audioguides en ligne préparés par Camille Gratton, Sandra Thach, Noémie Lamontagne et Janelle Pitre sont proposés pour découvrir l’exposition selon trois thématiques : «matériaux inusités», «transmission» et «technique/artisanat».
Une trousse de découverte du tissage, téléchargeable en ligne sur le site du Centre de design, est destinée aux enfants de 8 à 14 ans. La trousse a été conçue par Éliane Bergeron, Manon Sapey et Éloïze Champagne-Denis.
Le 7 décembre, Samuel Morin-Jeanniton et Mathisse Desgervais présentaient un atelier de feutrage dans le hall du pavillon de Design, alors que le 8 décembre, Céleste Leduc et Jean-Olivier Brassard offraient une activité de découverte de l’exposition.
Un symposium international
De nombreuses designers qui exposent leurs œuvres au Centre de design ont également participé au symposium international Le textile au-delà de l’artisanat, qui s’est tenu au pavillon de Design le 30 novembre et le 1er décembre derniers, au lendemain du vernissage de l’exposition. L’événement était organisé par Vanessa Mardirossian, designer textile et chargée de cours à l’École supérieure de mode de l’ESG UQAM, et par la co-commissaire Fabienne Münch. Les trois autres commissaires de l’exposition formaient le comité scientifique.
Ouvert à toutes les personnes passionnées de textile, le symposium avait pour objectifs, entre autres, de cartographier les réflexions, les initiatives et les pratiques émergentes à l’échelle internationale, de favoriser des échanges entre théorie, pratique et pédagogie, et de construire un réseau pour échanger et susciter des collaborations autour du design textile.
«Le symposium a été un grand succès, commente Louise Pelletier, car il s’agissait d’un événement assez unique en son genre. De nombreuses participantes se connaissaient de nom, connaissaient le travail l’une de l’autre, mais avaient pour la première fois l’occasion de se rencontrer et d’échanger.»