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À la rencontre des femmes migrantes aux États-Unis

La doctorante Andréanne Bissonnette poursuit des recherches à l’intersection entre politiques d’immigration et accès aux soins de santé reproductive.

Par Pierre-Etienne Caza

16 janvier 2023 à 15 h 28

Si le doctorat est un marathon, la ligne d’arrivée se profile à l’horizon pour Andréanne Bissonnette. La chercheuse a déposé sa thèse l’automne dernier et devrait en effectuer la soutenance d’ici la fin du trimestre. «J’espère obtenir un poste de professeure au Canada ou aux États-Unis afin d’enseigner et de poursuivre mes recherches», affirme la jeune femme, chargée de cours à l’UQAM, à l’UQTR et à l’Université de Montréal.

Chercheuse en résidence à l’Observatoire de géopolitique et à l’Observatoire sur les États-Unis (dont elle a assuré la coordination en 2016-2017) de la Chaire Raoul-Dandurand, on peut l’entendre et la lire régulièrement dans les médias à titre de spécialiste des politiques de santé et de l’accès aux soins de santé reproductive aux États-Unis.

Un intérêt pour les enjeux migratoires

L’obtention du grade de Ph.D. fera d’Andréanne Bissonnette (B.A. relations internationales et droit international, 2016; M.A. science politique, 2019) une triple diplômée de l’UQAM. «J’avais choisi le bac en relations internationales et droit international pour explorer à la fois le droit et la science politique. À l’époque, je m’intéressais déjà aux enjeux migratoires», se rappelle-t-elle.

Pendant son bac, un stage en enseignement dans un cours de science politique au collégial lui a confirmé son désir d’enseigner. «J’ai été recrutée au même moment à la Chaire Raoul-Dandurand par Élisabeth Vallet, ce qui m’a ouvert les portes de la recherche et m’a incitée à poursuivre mes études à la maîtrise», raconte celle qui a participé à la même époque à la rédaction de l’ouvrage L’effet 11 septembre: 15 ans après (Septentrion, 2016).

Sous la direction d’Élisabeth Vallet et de Frédérick Gagnon, son mémoire portait sur l’intersection entre les politiques d’immigration et les politiques d’accès aux soins de santé et leurs impacts sur les migrantes non documentées au Texas et en Arizona. Aux États-Unis, l’immigration étant de compétence fédérale, les États ne peuvent pas adopter de lois visant à modifier le processus d’immigration ou à déterminer le nombre de personnes qui peuvent entrer au pays, mais ils ont d’autres pouvoirs. «Mon mémoire visait à observer comment les États utilisent leurs prérogatives en matière de soins de santé pour mettre de l’avant leurs agendas conservateurs concernant l’immigration», précise la chercheuse, qui a obtenu une mention d’excellence de la Faculté de science politique et de droit pour la meilleure moyenne à la maîtrise.

Maîtrisant l’anglais et l’espagnol, Andréanne Bissonnette est allée à la rencontre de femmes latino-américaines le long de la frontière entre le Mexique et les États-Unis, de San Diego à El Paso, pour discuter de leur accès aux soins de santé reproductive. «Les études sur la migration se concentrent habituellement sur ce qui pousse les gens à changer de pays ainsi que sur leurs expériences durant le processus, mais peu d’études s’attardent à ce qui se passe après leur migration, et encore moins concernant les populations non documentées, observe-t-elle. Or, les enjeux touchant la santé sont au cœur des préoccupations quotidiennes. Voilà pourquoi je trouvais important de rendre compte de l’impact des politiques conservatrices sur la santé psychologique et physique des femmes migrantes.»

Le corps féminin comme espace territorial

Le sujet d’étude d’Andréanne Bissonnette, qu’elle a continué à fouiller au doctorat, sous la direction de Frédérick Gagnon, était sans cesse alimenté par l’actualité américaine. «Pendant son mandat, le président Trump a nommé trois juges conservateurs à la Cour suprême des États-Unis – en 2017, en 2018 et en 2020 –, ramenant le droit à l’avortement à l’avant-scène de l’agenda politique», rappelle-t-elle.

Récipiendaire d’une bourse de doctorat du Programme de bourses d’études supérieures du Canada Joseph-Armand-Bombardier du CRSH, Andréanne Bissonnette a également obtenu un supplément pour études à l’étranger Micheal-Smith (CRSH), ainsi que le prix du Conseil des relations internationales de Montréal (CORIM), ces deux récompenses lui ayant permis d’effectuer sa collecte de données aux États-Unis. De l’été 2021 au printemps 2022, la jeune chercheuse est de nouveau allée à la rencontre de femmes latino-américaines, cette fois tant au sud qu’au nord des États-Unis. «J’ai rencontré des femmes dans deux États progressistes, New York et la Californie, et deux États conservateurs, la Pennsylvanie et le Texas», précise-t-elle.

Au Texas, Andréanne Bissonnette a pu sentir l’impact de l’adoption de la loi S.B. 8 interdisant tout avortement au-delà de la sixième semaine, et qui comporte un mécanisme d’application conçu pour rendre difficile sa suspension par les autorités fédérales. Cette loi inclut également la possibilité pour des citoyens privés de poursuivre les contrevenants. «Le contexte politique et l’importance des enjeux en cause ont eu une incidence sur la propension des femmes à se livrer à cœur ouvert, raconte-t-elle. Elles avaient besoin de parler de ce qu’elles vivent et de l’impact de ces politiques.»

Difficile, voire impossible de conserver une neutralité objective sur un sujet aussi délicat, a constaté la doctorante. «On ne peut pas rester insensible. Comme femme, j’ai été bousculée par ces témoignages. Tous ces échanges ont confirmé la pertinence d’inscrire ma thèse dans une approche de géopolitique intersectionnelle visant à démontrer comment les corps des femmes sont des espaces territoriaux sur lesquels l’État projette son pouvoir. On tente de contrôler leurs corps à travers des politiques visant leur santé reproductive.»

Alors qu’elle rédigeait le dernier chapitre de sa thèse, en juin dernier, la Cour suprême des États-Unis a renversé l’arrêt Roe v. Wade, de 1973, dont l’effet principal était la protection de facto du droit des femmes à avorter. «J’ai dû revoir mon dernier chapitre pour intégrer le tout», souligne Andréanne Bissonnette, qui a obtenu une mention d’honneur Banque Scotia-IEIM en 2021 pour son projet doctoral.

Les élections législatives de mi-mandat, en novembre dernier, s’inscrivent dans une lutte à finir entre les démocrates, qui ont conservé le Sénat, et les républicains qui ont repris le contrôle de la Chambre des représentants. «Les républicains veulent restreindre le droit à l’avortement après 15 semaines au niveau fédéral, tandis que les démocrates veulent codifier le droit à l’avortement pour remplacer Roe v. Wade, observe la chercheuse. Au niveau des États, les républicains veulent empêcher d’élargir le droit à l’avortement, notamment en Californie et à New York, tandis que les démocrates souhaitent contrecarrer les plans des États comme le Texas et l’Oklahoma, qui veulent en interdire l’accès complètement.»

Le Canada est-il à l’abri?

Le renversement de Roe v. Wade a suscité de l’inquiétude chez de nombreuses femmes et regroupements pro-choix de ce côté-ci de la frontière, tout en galvanisant les ultra-conservateurs pro-vie. Faut-il s’inquiéter du débat qui fait rage chez nos voisins américains? «Les frontières ne sont pas imperméables aux discours et aux mouvements des idées», analyse Andréanne Bissonnette, précisant qu’elle n’est pas spécialiste du droit à l’avortement au Canada. «Nous consommons des produits de culture populaire qui sont similaires, ou carrément les mêmes, et cette culture est porteuse de discours politiques. Le fait que nous ayons un système politique différent au Canada ne nous protège pas contre ce type de discours. Ce n’est donc pas impossible que ce qui se passe aux États-Unis ait des incidences au Canada.»

Vers un postdoctorat?

À l’affût des postes de professeure qu’elle convoite, Andréanne Bissonnette accumule l’expérience à titre de chargée de cours. L’automne dernier, elle a donné les cours Politique de la santé, au Département de science politique, ainsi que Géopolitique contemporaine, au Département de géographie. «J’ai également des projets en dehors du milieu académique, notamment avec l’organisme montréalais Les 3 sex*, qui lutte pour les droits sexuels et la santé sexuelle», souligne-t-elle.

Elle envisage un postdoctorat, mais ce ne sera pas pour tout de suite. Il lui reste sa thèse à défendre. «J’aimerais ensuite la remanier et la publier à l’intention d’un plus vaste public, car le sujet est trop important», conclut-elle. Parions que d’ici là, elle aura encore du matériel neuf afin de bonifier ses écrits. À suivre!

La chance d’œuvrer à la Chaire Raoul-Dandurand

Après sa maîtrise, Andréanne Bissonnette aurait pu poursuivre ses études de doctorat dans une autre université, mais elle a choisi de demeurer à l’UQAM. «La Chaire Raoul-Dandurand et le Département de science politique sont des milieux tellement stimulants, où l’on trouve des profs disponibles et avides de transmettre leurs savoirs aux étudiantes et étudiants», dit-elle. Outre les gens de la Chaire, elle souligne l’apport précieux dans son parcours des professeures Allison Harell et Carole Clavier ainsi que du professeur Paul May.

La solitude inhérente aux études supérieures, Andréanne Bissonnette l’a doublement vécue, puisqu’elle a amorcé la rédaction de sa thèse tandis que la pandémie frappait. Elle avait témoigné, au printemps 2020, de l’adaptation forcée à son domicile, elle qui préférait travailler et rédiger dans les cafés autour de chez elle. «Puisque la maîtrise et le doctorat sont des activités solitaires, le réseau de soutien parmi les pairs est très important et celui de la Chaire fut précieux», souligne-t-elle.