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Contrairement à la violence dans les sociétés, la violence combattante a été peu abordée par les historiens. Physique, verbale, psychologique ou symbolique, la violence est consubstantielle à la vie militaire, s’exerçant contre d’autres combattants ou contre des civils. L’ouvrage collectif De la violence à l’extrême. Discours, représentations et pratiques de la violence chez les combattants (15e-21e siècle) apporte sa pierre à l’édifice de la compréhension de la violence guerrière, depuis la guerre de Cent Ans jusqu’aux conflits contemporains. Publié sous la direction du professeur du Département d’histoire Benjamin Deruelle et des doctorants en histoire Nicolas Hanfield et Philipp Portelance, cet essai est paru récemment en France, aux éditions Herrmann.
«Ces dernières années, sous l’influence de l’histoire sociale, les chercheurs se sont beaucoup intéressés aux combattants – qui ils étaient, d’où ils venaient, quel était leur parcours, pourquoi ils s’engageaient –, mais en oubliant parfois que c’est leur violence qui définit la guerre», souligne Benjamin Deruelle, spécialiste de l’histoire politique, sociale et culturelle de la guerre.
Comment penser cette violence? Quelle place prend-elle dans l’imaginaire du combattant? Quels mécanismes mènent à l’adoption de comportements violents? En quoi les représentations militaires, sociales et culturelles influencent-elles les pratiques de la violence? C’est à ce type de questions que tente de répondre l’ouvrage De la violence à l’extrême.
Réunissant les actes d’un colloque de jeunes chercheurs organisé en 2018 par le Groupe de recherche en histoire de la guerre, que dirige Benjamin Deruelle, l’ouvrage propose des réflexions se situant au croisement de deux historiographies en plein renouvellement: celle du fait militaire et celle de la violence.
«Un chef de guerre peut toujours décider de ne pas exterminer une population, de ne pas livrer une ville au pillage, mais il a le droit de le faire. Parfois, il ne peut pas le refuser à ses soldats, car le pillage est une manière de les rémunérer.»
Benjamin Deruelle,
Prodesseur au Département d’histoire
«Les formes et les sens de la violence militaire diffèrent selon les époques, les pays et les conflits, rappelle le professeur. C’est aussi le cas de sa perception et de sa caractérisation, car chaque société, chaque groupe, voire chaque individu, l’évalue et cherche à l’encadrer selon des normes qui lui sont propres.»
On considère souvent que cette violence n’a pas de rationalité, comme si les soldats étaient des êtres violents par nature et que l’armée était un exutoire pour la violence sociale. «En fait, dit Benjamin Deruelle, l’histoire nous enseigne que les violences guerrières sont orchestrées et commandées, qu’elles remplissent des fonctions stratégiques et politiques. Quand, au 18e siècle, une armée s’empare d’une ville et la met à sac, elle envoie un message à toutes les autres villes du pays en provoquant la peur.» La pratique du viol en temps de guerre est aussi utilisée depuis longtemps comme une arme pour terroriser. «Ces types de violences méritent d’être étudiées et d’être comprises afin de leur rendre leur rationalité», observe l’historien.
Une violence extrême
La notion de violence extrême occupe une place centrale dans l’ouvrage, comme son titre l’indique. Comment la caractériser? Par des actes de cruauté ou d’atrocité commis par des combattants? Selon Benjamin Deruelle, il est difficile de circonscrire les manifestations de la violence extrême. «Dès la fin du Moyen Âge, de même qu’entre les 16e et 18e siècles, le fait de passer au fil de l’épée les habitants d’une ville prise par la force est quelque chose d’autorisé par la coutume militaire. Un chef de guerre peut toujours décider de ne pas exterminer une population, de ne pas livrer une ville au pillage, mais il a le droit de le faire. Parfois, il ne peut pas le refuser à ses soldats, car le pillage est une manière de les rémunérer.»
La violence guerrière était-elle plus cruelle et barbare autrefois, notamment aux 15e, 16e et 17e siècles? Pour certains chercheurs, cette violence a été progressivement canalisée sous l’égide de l’État, contribuant à pacifier de plus en plus les sociétés européennes. «Ce schéma a explosé au début du 20e siècle avec la Première Guerre mondiale, laquelle a montré que des atrocités guerrières pouvaient encore se produire, malgré la croyance de l’être humain dans le progrès continu de l’humanité», remarque le professeur.
D’autres personnes pensent, au contraire, que la violence extrême s’est accrue depuis le Moyen Âge jusqu’aux guerres totales du 20e siècle. «Si on compare les batailles de la guerre de Cent ans avec les guerres menées par Louis XIV, les guerres napoléoniennes et les guerres contemporaines, on se rend compte qu’en ce qui a trait au taux de mortalité et aux pratiques de cruauté, les époques n’ont rien à envier les unes aux autres», soutient Benjamin Deruelle.
Chose certaine, la violence a été un facteur dans le développement d’une culture de la virilité militaire. «Cette virilité s’est construite dans un rapport particulier à la violence et à la mort, note le chercheur. Le soldat est celui qui a le droit de porter la violence dans une situation de guerre, qui n’est pas poursuivi quand il donne la mort.»
«Certes, les guerres du 20e siècle ont donné lieu à des génocides, ceux des Juifs et des Arméniens notamment, qui n’ont pas de commune mesure avec les massacres des époques antérieures. Cela dit, la violence guerrière n’a jamais respecté la frontière entre civils et militaires.»
Civils et militaires
On a dit que les violences extrêmes, au cours du 20e siècle, ont débordé les limites des champs de bataille pour toucher les populations civiles, comme ce fut le cas lors de la guerre civile espagnole, du conflit sino-japonais dans les années 1930, de la Seconde Guerre mondiale ou, plus récemment, lors de la guerre du Vietnam et de la guerre en ex-Yougoslavie.
«Certes, les guerres du 20e siècle ont donné lieu à des génocides, ceux des Juifs et des Arméniens notamment, qui n’ont pas de commune mesure avec les massacres des époques antérieures, reconnait Benjamin Deruelle. Cela dit, la violence guerrière n’a jamais respecté la frontière entre civils et militaires. Dans les guerres d’Italie, qui surviennent au début du 16e siècle, on voit des soldats qui s’attaquent aux populations civiles. Lors des guerres de religion, on ne fait pas non plus de distinction entre les civils et les militaires. On tue des catholiques et des protestants parce qu’ils sont catholiques ou protestants.»
Encadrer la guerre
À travers l’histoire, les sociétés ont cherché à encadrer et à contrôler les effets de la guerre et de sa violence sur les populations. À partir de l’Antiquité, on assiste à la lente construction sociale d’un droit de la guerre ainsi qu’à la mise en place de justices d’exception pour juger les militaires et d’actions policières pour lutter contre la criminalité «ordinaire» en temps de guerre.
«La réflexion sur l’encadrement de la violence est d’abord de nature disciplinaire, dit Benjamin Deruelle. Ce que cherchent les États et les chefs militaires, c’est l’efficacité de la troupe, laquelle est indissociable de la discipline. Interdire le pillage, par exemple, peut servir à protéger la population, mais pour un chef de guerre, cela sert surtout à discipliner son armée.»
C’est au cours des 18e et 19e siècles qu’émerge un véritable droit international des conflits armés, qui établit des règles encadrant la violence. «Dans la foulée de la Première Guerre mondiale, la communauté internationale a cherché à encadrer de façon beaucoup plus serrée à la fois le déclenchement des guerres et le comportement des militaires dans les combats et dans leurs relations avec les civils», souligne le professeur.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants nazis, civils et militaires, ont été inculpés de crimes de guerre et de conspiration contre l’humanité au procès de Nuremberg (1945-1946). Le verdict permit à l’ONU de définir le crime de génocide. Plus récemment, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, le Tribunal pénal international pour le Rwanda, puis la Cour pénale internationale, ont été créés sous l’égide des Nations Unies pour poursuivre et juger les personnes présumées responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
«Il a fallu attendre les années 1960 pour que l’histoire militaire réapparaisse dans les universités, mais toujours avec une réputation sulfureuse, comme si on associait les chercheurs dans ce domaine à une forme de militarisme, voire à une accointance avec le monde militaire.»
Restaurer les études sur la guerre
Dirigé par Benjamin Deruelle, le Groupe de recherche en histoire de la guerre (GRHG), créé en 2018, rassemble des chercheurs et chercheuses provenant d’universités québécoises, françaises et belges, dont les travaux concernent, notamment, la circulation des savoirs militaires en Europe, du 15e au 19e siècle, et l’évolution de la justice militaire depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à l’époque contemporaine.
Le GRHG veut contribuer à la restauration de l’étude du fait militaire au sein de l’université en général et de la discipline historique en particulier. Après la catastrophe de la Première Guerre mondiale, l’histoire militaire a commencé à avoir mauvaise réputation, rappelle Benjamin Deruelle. «Des intellectuels ont alors dénoncé la manière dont on faisait cette histoire, une histoire fondée sur les grandes batailles, les grands événements militaires et les grands chefs de guerre. Il a fallu attendre les années 1960 pour que l’histoire militaire réapparaisse dans les universités, mais toujours avec une réputation sulfureuse, comme si on associait les chercheurs dans ce domaine à une forme de militarisme, voire à une accointance avec le monde militaire.»
Depuis cette période, l’histoire militaire a été profondément renouvelée, d’abord par les approches de l’histoire sociale, puis par celles de l’anthropologie, de la sociologie et de la psychologie. «Des travaux ont été menés sur l’expérience du combat, sur le rôle des émotions dans les conflits, sur les relations entre civils et militaires, sur ce que la guerre fait aux sociétés», note le professeur.
Le GRHG œuvre pour faire du milieu académique québécois un pôle de renouveau historiographique. Abritant quelques-uns des plus grands spécialistes des conflits militaires, les universités québécoises, dont l’UQAM, possèdent l’expertise nécessaire pour devenir l’un des pôles mondiaux de recherche sur la thématique de la guerre.
Profitant du fait que les universités québécoises sont au carrefour des historiographies francophone et anglophone, le GRHG cherche enfin à construire un pont entre ces deux traditions. «L’important est de fédérer les chercheurs francophones, de faire en sorte que l’histoire de la guerre ne soit plus perçue comme une histoire un peu honteuse, afin que les chercheurs qui s’y intéressent n’aient plus à se justifier d’effectuer des travaux dans ce domaine», conclut Benjamin Deruelle.