Série Les Jeux de Beijing
Les Jeux olympiques se dérouleront du 4 au 20 février à Beijing, en Chine, tandis que les Jeux paralympiques auront lieu du 4 au 13 mars.
Photo: Nathalie St-Pierre
À quelques jours de la cérémonie d’ouverture des Jeux d’hiver de Beijing, l’Observatoire de géopolitique de la Chaire Raoul-Dandurand organisait, le 26 janvier dernier, une table ronde intitulée «Géopolitique et rivalités olympiques d’hier, aujourd’hui et demain». L’événement réunissait les professeurs Jean Lévesque (histoire) et Yann Roche (géographie), ainsi que le chef d’antenne à Noovo et journaliste sportif Meeker Guerrier (C. animation culturelle, 2005) et le champion olympique de ski acrobatique et animateur Jean-Luc Brassard.
Cette table ronde était organisée dans le cadre de la série d’activités en ligne soulignant les 25 ans de la Chaire. La directrice de l’Observatoire, Élisabeth Vallet, également professeure en études internationales au Collège militaire royal de Saint-Jean, animait l’événement.
La professeure a lancé la discussion en demandant aux panélistes quels étaient les Jeux olympiques les plus marquants de l’histoire sur le plan géopolitique. «On pense d’abord aux Jeux de Berlin, en 1936, en pleine ascension du Troisième Reich», a répondu Jean Lévesque, qui estime que la guerre froide fut également une période marquante. «Tout le monde se rappelle du “Miracle on ice” lorsque les États-Unis ont vaincu la puissante équipe soviétique au hockey à Lake Placid, en 1980, même si on a surtout assisté à des confrontations sportives par pays interposés, un reflet des dynamiques géopolitiques à l’œuvre durant toutes ces années», analyse-t-il.
«Le message du CIO à l’effet que la politique n’a pas sa place aux Jeux olympiques n’est pas crédible, car tout y est politique.»
Jean-Luc Brassard
Champion olympique de ski acrobatique et animateur
La fin de la guerre froide, au tournant des années 1990, a donné espoir que les Jeux renouent avec l’idéal de compétition fraternelle et dépolitisée entre les nations qui était à leur origine, mais l’illusion n’a pas duré longtemps. «Le message du CIO à l’effet que la politique n’a pas sa place aux Jeux olympiques n’est pas crédible, car tout y est politique», affirme avec son franc-parler habituel Jean-Luc Brassard.
Les Jeux ont subi durement les contrecoups des événements du 11 septembre 2001, la sécurité des athlètes, des délégations et des spectateurs devenant l’une des priorités des comités organisateurs. «En 2002, à Salt Lake City, la télé a donné l’image de beaux Jeux d’hiver, mais vue de l’intérieur, c’était une ville assiégée par les militaires», se rappelle Jean-Luc Brassard, dont c’était les derniers Jeux en tant qu’athlète.
La démesure olympique
Au cours des dernières années, on a assisté à l’enflure et à la démesure dans l’organisation des Jeux olympiques. «Juan Antonio Samaranch, qui a présidé le Comité international olympique (CIO) entre 1980 et 2001, a fait des Jeux olympiques une machine à faire de l’argent pour le CIO grâce aux lucratifs contrats pour les droits de télévision, qui ne rapportent rien à la ville hôte», rappelle Yann Roche, titulaire par intérim de la Chaire Raoul-Dandurand et président de l’Observatoire de géopolitique.
Si les Jeux de Los Angeles, à l’été 1984, ont été décrits comme les premiers Jeux de l’ère du sportainment – une contraction des mots anglais sport et entertainment (divertissement) – en raison de l’importance de leur couverture télévisuelle, l’organisation et la logistique entourant les Jeux olympiques demeuraient tout de même conviviales pour les athlètes. Jean-Luc Brassard, qui a participé à ses premiers Jeux à Albertville, en France, en 1992, a vécu la fin de cette période. «Lillehammer est le dernier petit village olympique de l’histoire de Jeux», souligne-t-il à propos des Jeux d’hiver de 1994 organisés en Norvège, où il a remporté une médaille d’or. «Quatre ans plus tard, à Nagano, la démesure était amorcée et ça ne s’est pas arrêté depuis.»
L’obsession sécuritaire jumelée à l’enflure budgétaire (l’une expliquant en partie l’autre) a donné lieu à une forme de «championnat du monde des Jeux les plus coûteux», analyse Jean Lévesque, chaque édition surpassant la précédente au chapitre des dépenses encourues (si on fait exception des Jeux de Vancouver en 2010 et de Londres en 2012).
«Le sous-texte des Jeux olympiques est devenu: “Notre régime ou système politique est le meilleur pour produire les athlètes qui remportent des médailles”.»
Meeker Guerrier
Chef d’antenne à Noovo et journaliste sportif
Or, cette démesure olympique n’est accessible, ou presque, qu’aux pays comme la Chine et la Russie, dont les régimes ne s’embarrassent guère des opposants qui, comme en Occident, crient à la dilapidation des fonds publics ou aux conséquences environnementales néfastes pour leur ville. «Aujourd’hui, la guerre s’effectue par l’information et l’information passe par l’image, souligne Meeker Guerrier. Or, les Jeux sont devenus une compétition d’organisation qui surpasse dans l’espace médiatique les compétitions sportives.»
Plutôt que de s’attarder aux performances des athlètes, tous pays confondus, on n’en a que pour le tableau des médailles. «Nous sommes tournés sur nous-mêmes au lieu d’être ouverts sur le monde, car nous voulons uniquement écraser les autres pays, se désole Jean-Luc Brassard. Nous voulons voir nos athlètes l’emporter à tout prix, en oubliant qu’ils et elles performent pourtant depuis quatre ans partout dans le monde à l’occasion des compétitions internationales dans leur discipline.» Meeker Guerrier renchérit: «Le sous-texte des Jeux olympiques est devenu: “Notre régime ou système politique est le meilleur pour produire les athlètes qui remportent des médailles”», analyse-t-il.
Des Jeux verts ?
Chaque nouvelle édition des Jeux olympiques ramène la question environnementale à l’avant-plan. Comment une telle démesure peut-elle s’accorder avec l’organisation de Jeux soi-disant carboneutres? «Pour ces Jeux d’hiver, on a construit une ligne de train à grande vitesse pour accéder aux lieux où se dérouleront les épreuves de ski en montagne, en plus de fabriquer la neige artificielle avec de l’eau puisée dans les nappes aquifères, car il n’y a pas de lacs ou de rivières à proximité, souligne Yann Roche. Et le régime a décrété un ralentissement de la production des usines dans le nord du pays afin de diminuer la pollution atmosphérique à temps pour la présentation des Jeux.»
«Le régime a décrété un ralentissement de la production des usines dans le nord du pays afin de diminuer la pollution atmosphérique à temps pour la présentation des Jeux.»
Yann Roche
Professeur au Département de géographie et titulaire par intérim de la Chaire Raoul-Dandurand
«Ça me fait bien rire, note Jean-Luc Brassard. On parle de compost et de recyclage, de réutilisation d’infrastructures, mais on oublie de dire que pour construire les équipements de ski alpin, on a rasé des montagnes avec des bulldozers!»
L’obsession de l’image est telle que l’écart entre la réalité et ce que l’on voit à la télé se creuse sans cesse. «À Turin, en 2006, la neige artificielle ne couvrait la montagne que pour satisfaire l’angle de prise de vue des caméras, illustre l’ancien skieur. Quelques mètres à côté, c’était de la boue!»
Le soft power
En 2008, on croyait que le privilège d’accueillir les Jeux olympiques allait entraîner une forme de libéralisation ou de démocratisation des institutions chinoises. On avait tout faux! «Les Jeux de 2008 consacraient effectivement l’entrée de la Chine parmi les grandes puissances de la planète, mais on oublie tout de même que le régime de l’époque était un peu plus ouvert – dans le contexte chinois – au libéralisme que ne l’est le régime actuel», tient à nuancer Jean Lévesque. Les grandes puissances, rappellent les panélistes, utilisent avant tout les Jeux olympiques pour promouvoir leur soft power et gagner en crédibilité sur la scène internationale.
Quatorze ans plus tard, le boycott diplomatique des Jeux de Beijing par les États-Unis, le Canada, l’Australie et le Royaume-Uni afin de protester contre «le génocide et les crimes contre l’humanité en cours au Xinjiang» aura peu d’impact sur le régime politique chinois, estiment les spécialistes. C’est en amont que l’on devrait agir, lors de la décision d’attribuer ou non les Jeux à un pays et une ville hôtes.
«On répète les erreurs du passé en octroyant les Jeux à des pays qui ne respectent pas les droits de la personne», déplore Jean-Luc Brassard, rappelant qu’en 1936, lors des Jeux de Berlin, les camps destinés aux adversaires du régime nazi existaient déjà en Allemagne. «On avait dû convaincre le président Roosevelt d’accepter la participation des États-Unis.»
«Après ces Jeux, les Chinois diront sans doute: “On a organisé les Jeux d’hiver en construisant des pistes de ski qui n’existaient pas et en fabriquant de la neige artificielle dans une région où il n’y a presque pas d’eau. Imaginez si on investit chez vous: on peut vous sortir de la pauvreté en 10 ans”.»
Jean Lévesque
Professeur au Département d’histoire
Le parallèle entre les Jeux olympiques de 1936 (l’Allemagne avait obtenu à la fois les Jeux d’hiver, tenus à Garmisch-Partenkirchen et les Jeux d’été, à Berlin) et ceux de Beijing (2008) et Sotchi (2014) semble évident pour les panélistes: on offre aux régimes en place une visibilité internationale sans pareil pour établir leur supériorité et leur pouvoir. «Les Jeux olympiques de 1936 avaient été attribués à l’Allemagne en 1931, avant l’arrivée au pouvoir d’Hitler, rappelle Yann Roche, mais l’objectif était bel et bien de permettre au pays de se réhabiliter sur la scène internationale, dans la foulée de son accession à la Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU.» L’Italie (avec les jeux de 1956) et le Japon (1964 et 1972) ont aussi eu la chance de se «réhabiliter» de cette manière, ajoute-t-il.
Quel sera le message de la Chine au reste du monde en 2022 ? Sur le plan sportif, le pays ne peut pas espérer remporter la course aux médailles (il avait terminé au 16e rang aux Jeux de PyeongChang en 2018). Trouvera-t-il tout de même le moyen de démontrer qu’il est devenu la puissance économique de la planète? «Après ces Jeux, les Chinois diront sans doute: “On a organisé les Jeux d’hiver en construisant des pistes de ski qui n’existaient pas et en fabriquant de la neige artificielle dans une région où il n’y a presque pas d’eau. Imaginez si on investit chez vous: on peut vous sortir de la pauvreté en 10 ans”», caricature Jean Lévesque.
La liberté d’expression
Est-ce que les athlètes pourront s’exprimer lors de Jeux olympiques?, demande Élisabeth Vallet. «La règle 50 de la Charte olympique stipule “qu’aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique”», rappelle Yann Roche.
«Les athlètes ont reçu un mot d’ordre du CIO à l’effet de ne pas exprimer d’opinion personnelle durant les Jeux. Quand on pense aux deux Michael (Kovrig et Spavor) emprisonnés pendant près de trois ans, on comprend le CIO d’avoir énoncé ces règles. Et le gouvernement chinois en a rajouté une couche, spécifiant ne pas vouloir entendre de commentaires politiques dans la bouche des athlètes, souligne Jean-Luc Brassard. Cela dit, il serait surprenant que le gouvernement chinois emprisonne des athlètes, car on veut offrir les “meilleurs” Jeux possibles.»
On regarde ou pas ?
Après avoir soumis quelques questions des internautes aux panélistes, Élisabeth Vallet a conclu la table ronde en leur demandant si on doit perpétuer les Jeux olympiques. «Malheureusement oui, a répondu Meeker Guerrier. Pour le sport d’abord et avant tout, pour les athlètes, même si le CIO est trop puissant.» La question, ajoute Jean Lévesque, est de savoir si nous souhaitons cautionner cette démesure comme spectateurs.
«Le CIO est en position de force et ça ne changera pas», conclut Yann Roche, qui fera paraître à la fin du mois de février l’ouvrage Du village alpin à l’événement planétaire: histoire et géopolitique des Jeux olympiques d’hiver, de 1924 à nos jours (PUQ), coécrit avec Jean Lévesque, avec une préface de Jean-Luc Brassard.
Omicron s’invite aux JO
Certains membres des délégations médiatiques étrangères débarqués à Beijing afin de préparer le terrain ont eu la surprise de recevoir un résultat de test positif à la COVID-19 et de se voir révoquer leur accès aux sites olympiques par les autorités sanitaires chinoises. Le niveau de sensibilité des tests utilisés faisait en sorte que des résidus de virus étaient détectés chez des personnes qui avaient été infectées et qui avaient guéri, tests négatifs à l’appui. «Heureusement, les autorités chinoises ont revu la sensibilité des tests, note Jean-Luc Brassard. Vous imaginez si Mikaela Shiffrin, championne américaine de ski alpin, testait positif et était exclue des Jeux, elle qui a eu la COVID-19 en décembre dernier ? Disons que le président du réseau NBC, diffuseur américain des Jeux, appellerait le CIO assez vite…»
La sécurité informatique
On apprenait récemment que Radio-Canada, diffuseur canadien des Jeux, a pris des mesures exceptionnelles en matière de sécurité informatique pour se protéger des espions et des pirates informatiques pendant la couverture des Jeux. Jean-Luc Brassard a tenu à partager à cet égard une anecdote des Jeux de Sotchi (2014), où il était chef de mission adjoint. «Avant de se rendre en Russie, les spécialistes en sécurité informatique nous avaient informés qu’il était à peu près certain que nos appareils mobiles allaient y être surveillés. On nous avait même dit qu’il était réaliste de penser que les entraîneurs étrangers avaient été “suivis” numériquement depuis au moins un an avant la tenue des Jeux.»
Un miracle sur glace, prise 2 ?
Puisque les joueurs de la Ligue nationale de hockey ne participeront pas aux Jeux, est-ce que l’on peut s’attendre à un miracle sur glace de la part de l’équipe masculine canadienne?, a demandé Élisabeth Vallet. «C’est possible, mais pas vraiment réaliste, croit Meeker Guerrier. Disons que je me lèverai pas en pleine nuit pour écouter un match de hockey comme je l’ai fait pour le match de tennis de Félix Auger-Aliassime en Australie.»