Les 19 étudiantes et étudiants du bac en géographie qui ont participé en mai dernier à un séjour de recherche en Abitibi-Témiscamingue et à Eeyou Istchee Baie-James ont été soufflés par le Nord québécois. «Ce fut comme un coup de poing en plein visage tellement c’était émotionnellement intense, lance sans détour Laurence Prud’Homme-Gemme. Nous avons vu les mines, les scieries, le complexe hydroélectrique La Grande et l’immensité du territoire, tout en étant témoins de la générosité des populations locales.»
Ce séjour nordique s’inscrivait dans le cadre du cours Méthodologie III – Stage d’intégration, offert aux étudiantes et étudiants en fin de parcours. «En géographie, la meilleure façon de comprendre et d’intégrer les connaissances acquises est d’aller sur le terrain. Cela permet de faire des liens entre les phénomènes et de mieux appréhender le territoire», explique le professeur du Département de géographie Etienne Boucher, qui accompagnait le groupe avec sa collègue Laurie Guimond.
Six équipes, six thématiques
Les six équipes formées pour le cours avaient choisi six projets différents, six thématiques à fouiller dans le cadre d’une démarche de recherche. «À l’hiver 2022, les étudiantes et étudiants ont identifié une problématique nordique, procédé à leur revue de la littérature, pour ensuite élaborer leurs questions de recherche, développer leur cadre théorique et leur méthodologie, et déterminer leurs outils de collecte de données», raconte Laurie Guimond.
Le séjour dans le Nord québécois s’est déroulé pendant deux semaines à la fin mai, début juin. Sur le terrain, le groupe est allé à la rencontre d’intervenantes et intervenants autochtones et allochtones et a visité différents sites emblématiques des milieux naturels et culturels qui caractérisent la nordicité.
Au cours du trimestre d’automne, les étudiantes et étudiants devaient rédiger leur rapport de recherche, sous forme d’article scientifique évalué par leurs pairs, et effectuer une présentation orale devant la classe, le 14 décembre dernier.
Trois étudiantes et trois étudiants représentant leur équipe ont accepté de nous résumer cette aventure nordique.
La route Billy-Diamond
Louis Boivin et ses coéquipiers se sont intéressés aux usagères et usagers de la route Billy-Diamond. Depuis 2020, la route autrefois appelée «route de la Baie-James», qui relie Matagami à Radisson sur plus de 600 kilomètres, est désignée «route Billy-Diamond» en hommage au chef de bande de la communauté crie de Waskaganish qui a participé aux négociations et à la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois en 1975, explique l’étudiant.
Leur projet portait plus spécifiquement sur l’expérience touristique des personnes qui empruntent la route Billy-Diamond. «Nous avons réalisé des observations dans la vingtaine de haltes routières jalonnant le parcours, en plus de produire une trentaine de sondages et des entrevues avec des usagères et usagers de la route au kilomètre 381, là où l’on retrouve un motel, un restaurant et un poste d’essence», précise-t-il.
L’équipe a eu la chance de rencontrer des intervenantes et intervenants liés au tourisme. «Au kilomètre 6, par exemple, il y a un point de contrôle où une personne du gouvernement régional note le moment du passage des véhicules ainsi que la raison du voyage et la destination, raconte Louis Boivin. Nous avons également rencontré le propriétaire d’une pourvoirie, nous avons posé nos questions au représentant d’Hydro-Québec après la visite de La Grande – le complexe hydroélectrique demeure la principale destination touristique de la région – et nous avons discuté avec la responsable du tourisme de Chisasibi.»
Malheureusement pour eux, la saison touristique n’était pas encore véritablement amorcée. «Nous avons rencontré 3 ou 4 touristes sur les 30 personnes interrogées, illustre-t-il. Les deux tiers des personnes sondées étaient des travailleuses et travailleurs.»
En plus de tenter de comprendre l’expérience touristique, l’équipe souhaitait vérifier si les usagères et usagers de la route avaient intégré sa nouvelle appellation. «Le changement de nom n’a pas bénéficié d’une grande couverture médiatique, observe Louis Boivin. Les Autochtones en sont fiers et ils l’ont adopté, mais nous avons noté que les deux noms cohabitent encore dans le discours des allochtones.»
Un besoin pressant de logements
L’équipe de Maxime Shaienks-Desrochers a travaillé sur l’aménagement résidentiel de la communauté de Chisasibi, qui constitue le pôle régional d’Eeyou Istchee Baie-James. «Il manque de logements pour la population grandissante de la région, explique l’étudiant. Or, la construction de nouvelles maisons n’est pas si simple, Chisasibi étant enclavée entre la rivière La Grande et la route. On doit tenir compte de la problématique de l’érosion des berges et de la présence de nombreux milieux humides.»

Sur le terrain, Maxime Shaienks-Desrochers et son équipe ont mesuré l’épaisseur de tourbe dans les milieux humides environnants afin d’évaluer l’ampleur des contraintes à l’aménagement. En amont de la rivière, un secteur de dépôts sableux et argileux présente aussi un grand risque d’érosion. «Nous avons évalué si la zone était propice à un établissement résidentiel», souligne l’étudiant.
Dans la ville, le groupe a relevé les différents types de maisons qui ont été construites ou déplacées au fil des ans en raison de la construction du barrage, et il a rencontré le responsable des infrastructures au sein de la communauté.
«Nos conclusions pointent vers une densification du secteur déjà habité, afin de répondre plus rapidement à la demande pressante de nouveaux logements et de sauver des coûts en profitant des infrastructures existantes. Le développement de nouveaux secteurs pourra se faire ultérieurement dans une dizaine d’années. Cela dit, nous ne prétendons pas avoir la bonne réponse. Ce sera à la communauté de décider», conclut Maxime Shaienks-Desrochers.
L’offre alimentaire
L’équipe de Laurence Prud’Homme-Gemme s’est intéressée au phénomène de l’insécurité alimentaire. «Nous souhaitions le quantifier sur un axe sud-nord, de Montréal à Chisasibi, en matière de prix, de disponibilité et de fraîcheur des aliments», explique-t-elle. Dans le Nord, son équipe a discuté avec les responsables des commerces alimentaires et a sondé les clientes et clients qui les fréquentent.
Pour effectuer des comparaisons justes, l’équipe a créé un panier d’épicerie fictif contenant des aliments comme du poulet, des poivrons, des bananes et des tomates. «Au Maxi à Montréal, ce panier coûtait 71,09 $, tandis que dans une épicerie de Chisasibi, il revenait à 128,22 $», révèle-t-elle.
Pour éviter l’insécurité alimentaire, il faut avoir accès à des aliments sains, nutritifs, abordables et situés dans un rayon acceptable, rappelle Laurence Prud’Homme-Gemme. «À Chisasibi, la clientèle peut commander tous les aliments. L’offre est là, mais la disponibilité n’est pas constante. Il faut parfois attendre la prochaine livraison», raconte-t-elle.
Dans le Nord, plusieurs aliments frais dépérissent et il y a beaucoup de produits congelés, qui se transportent mieux: croquettes de poulet, frites, etc. «Plusieurs intervenants nous ont indiqué que le taux d’obésité a augmenté depuis les 20-30 dernières années, entraînant des problèmes de diabète et même d’insuffisance rénale», rapporte l’étudiante.
L’inflation actuelle fait grimper le coût des livraisons de marchandises et, par ricochet, celui des aliments, poursuit Laurence Prud’Homme-Gemme. «Avec un salaire moyen de 20 000 dollars, il y a fort à parier que plusieurs ménages frôlent l’insécurité alimentaire, déplore-t-elle. Heureusement, plusieurs familles réussissent à combler une partie, parfois même la moitié de leur panier d’épicerie avec la chasse, la trappe et la pêche. Et avec la pandémie, les gens nous ont dit avoir réappris à prendre le temps de cuisiner, mais il faudra voir les effets de l’inflation à long terme.»
La fonte du pergélisol
L’équipe d’Éliane Lalonde a analysé la composition d’une palse, c’est-à-dire une petite butte d’environ 50 mètres de diamètre, en contexte de pergélisol intermittent. «Nous voulions comprendre pourquoi la palse était là et quel était son état en contexte de changements climatiques, car on sait que la limite nordique du pergélisol se modifie au fil du réchauffement du climat», précise-t-elle.
L’équipe a échantillonné la palse, prélevant des carottes de tourbe afin d’effectuer des analyses macro-fossiles. «La succession des espèces végétales présentes dans ces échantillons nous permet de comprendre comment la palse s’est formée, si elle est en dégradation et, sinon, quelles sont les espèces qui ont contribué à sa préservation», explique Éliane Lalonde.
Au microscope, l’équipe a noté dans les couches successives l’apparition et la disparition des sphaignes (la tourbe qui compose la tourbière), qui servent d’isolant et aident à préserver la palse au fil des ans. «Nous attendons les résultats des analyses au carbone 14 afin de dater de manière précise la formation de la palse», note l’étudiante.

En utilisant la dendrochronologie, l’équipe d’Éliane Lalonde a pu déterminer le moment où 20 arbres ont poussé sur la palse ainsi que les perturbations climatiques qui les ont affectés. «Certains arbres sur le flanc de la palse sont inclinés. Or, en analysant leurs cernes, on peut dater cette inclinaison, c’est-à-dire le moment où le climat s’est réchauffé, entraînant une dégradation de la palse, qui les a fait bouger.»
Les résultats dendrochronologiques révèlent que les arbres présents sur la palse auraient poussé après un feu de forêt important ayant eu lieu dans les années 1940, ce qui est appuyé par la revue de littérature. «L’inclinaison de certains arbres daterait des années 1970-80, et là aussi, cela concorde avec le réchauffement enregistré à la station météorologique de Radisson.»
L’augmentation des précipitations de neige joue également un rôle dans la formation d’une palse, nous apprend l’étudiante. «Lorsque le couvert neigeux augmente, le froid pénètre moins dans le sol et la palse se dégrade», explique-t-elle.
Des serres nordiques
Isabelle Lasserre et sa coéquipière ont travaillé sur l’utilité des serres nordiques comme outil de sécurisation alimentaire à Chisasibi. «Nous voulions démontrer leur utilité et leur intégration dans un modèle d’économie sociale, en plus d’analyser si le modèle est durable, en accord avec les valeurs de la communauté, et s’il suscite ou non l’adhésion de celle-ci», explique-t-elle.
Une revue de la littérature a permis aux étudiantes d’identifier des projets de serres nordiques en Ontario, au Nunavut et au Labrador, en dégageant les bienfaits et les limites de ce type de projets. «Les communautés sont généralement réceptives et intéressées par les projets de serres nordiques, constate Isabelle Lasserre. On observe quelques réticences chez les aînés, car cela ne s’inscrit pas dans un modèle de production traditionnel. Les aînés acceptent de se rallier quand ils comprennent que les serres peuvent servir à faire pousser des aliments et des plantes du terroir.»
Les serres nordiques ne permettent pas d’alimenter les communautés tout au long de l’année, mais elles allongent la période de production au printemps et à l’automne. «On ne peut pas tout faire pousser en serre et cela demande un grand savoir-faire, autant dans la construction que dans l’opération», poursuit Isabelle Lasserre.
Pour l’instant, il n’y a pas de serres nordiques à Chisasibi, mais un projet, mis sur pause en raison de la pandémie, est dans les cartons. «C’est difficile d’obtenir du financement pour ce type de projet et de trouver des employés pour y travailler à long terme», dit l’étudiante.
Les serres nordiques s’accompagnent souvent d’un volet éducatif sous forme de petite serre, à l’école, afin de sensibiliser les jeunes à l’importance d’une saine alimentation. «Il s’agit d’un projet social plus vaste que la simple production alimentaire», conclut-elle.
L’art autochtone dans les espaces publics
David Querry et ses coéquipiers ont étudié la présence de l’art autochtone dans les espaces publics du Québec (parcs, promenades, places publiques ou murs des bâtiments). «Dans le sud du Québec, mes coéquipiers ont recensé la présence d’art autochtone dans trois quartiers montréalais, trois quartiers à Québec, et trois communautés autochtones. Dans le Nord, j’ai visité Malartic, Val-d’Or, Radisson et Chisasibi», précise l’étudiant, seul représentant de son équipe à avoir fait le voyage.
Dans chacune des 13 localités visitées, l’équipe a recensé les œuvres d’art sur environ 1 kilomètre carré. «Au total, nous avons observé 311 œuvres d’art. Les types d’œuvres qui reviennent le plus souvent dans les espaces publics sont les sculptures, les murales et les installations», indique David Querry.
Dans le sud du Québec, l’équipe a constaté que plus un quartier est vieux, plus la présence d’art est marquée dans les espaces publics. Dans le Nord, l’art autochtone se fait rare. «Une de nos hypothèses est que l’accès aux ressources matérielles pour produire des œuvres d’art public est plus limité dans le Nord», souligne-t-il.
À Malartic, une des œuvres a marqué David Querry. «Le long de la mine, il y a une promenade et plusieurs œuvres y sont présentées. L’une d’elle consiste en une série de poteaux sur lesquels on peut lire des noms de rue et des numéros d’adresse, laissant supposer qu’il s’agit des adresses des maisons du quartier qui a été déplacé pour creuser la mine. C’était vraiment émouvant!»
Le groupe souhaite remercier toutes les intervenantes et tous les intervenants rencontrés durant leur séjour pour leur disponibilité et leur générosité.