Les consommateurs canadiens ont noté depuis quelques mois déjà une augmentation marquée des prix de la plupart des biens et services. «L’indice des prix à la consommation a augmenté d’environ 5 % au Canada l’an dernier, bien au-delà du 2 % ciblé par la Banque du Canada. Or, les modèles statistiques traditionnellement utilisés en macroéconomie ont été incapables de prévoir une telle hausse», souligne Philippe Goulet Coulombe.
Professeur au Département des sciences économiques de l’ESG UQAM depuis juin dernier, cet économiste spécialiste du machine learning a publié un document de travail présentant un nouveau modèle d’intelligence artificielle (IA) qui permet à la fois de prévoir, mais surtout de comprendre l’inflation. «L’opacité des modèles IA est notoire, ce qui les rend difficilement utilisables par les économistes et les décideurs publics, précise-t-il. Le nouvel algorithme que je propose est plus adapté et offre des réponses concrètes.»
Inflation 101
L’inflation, rappelle Philippe Goulet Coulombe, est calculée à partir des données mensuelles de l’Indice des prix à la consommation, lequel montre les variations du coût d’un «panier» fixe de produits de consommation, tels que les aliments, le logement, les meubles, les vêtements, les transports et les loisirs, pour un consommateur moyen. «L’idée n’est pas d’observer, par exemple, si les tomates coûtent plus cher que les bananes d’un mois à l’autre, mais plutôt si le niveau général des prix de tous les biens et services augmente ou diminue. On parlera d’inflation si tous les prix augmentent en même temps.»
Une augmentation de l’inflation signifie une dévaluation du pouvoir d’achat. «L’an dernier, l’inflation a été de 5 %, note le professeur. Cela signifie que mon pouvoir d’achat sera passé de 100 dollars, en début d’année, à 95 dollars, à la fin de l’année, pour acheter les mêmes biens. Si le phénomène se reproduit pendant quelques années, comme ce fut le cas à la fin des années 1970 et au début des années 1980, nous verrions alors notre pouvoir d’achat diminuer de manière draconienne. Nos parents et nos grands-parents se rappellent de taux d’inflation surpassant les 10 % ayant entraîné une hausse spectaculaire des taux d’intérêt.»
Le rôle de la Banque du Canada
Heureusement, des mécanismes ont été mis en place afin de contrôler l’inflation à un taux d’environ 2 % par année, observe Philippe Goulet Coulombe. La Banque du Canada régule l’inflation grâce à un régime de ciblage depuis 1992, dont l’instrument central est le taux directeur, c’est-à-dire le taux d’emprunt le plus faible des banques pour les opérations à court terme. Lorsque le taux directeur augmente, les autres taux, comme les taux d’intérêt des prêts hypothécaires, augmentent également. «Si les taux d’intérêt sont bas, les gens sont portés à emprunter et à consommer; à l’inverse, si les taux sont élevés, il devient plus avantageux d’épargner», explique le spécialiste, qui est membre de la Chaire en macroéconomie et prévisions de l’ESG UQAM.
«Si tous les coûts de production augmentent en même temps de façon relativement symétrique, en raison d’une hausse de la demande agrégée, on observe alors une poussée inflationniste.»
Philippe Goulet Coulombe
Professeur au Département des sciences économiques de l’ESG UQAM
Les faibles taux d’intérêt des années pandémiques ont incité les gens à consommer davantage. «La demande agrégée, c’est-à-dire la demande pour tous les biens et services, a augmenté beaucoup plus que l’offre agrégée – cette dernière étant affaiblie, entre autres, par les problèmes d’approvisionnement –, générant des pressions sur la production», explique le professeur. Pour répondre à cette hausse de la demande agrégée, on recrute alors davantage de travailleurs, ce qui entraîne une augmentation du coût de la main-d’œuvre. Cela se répercute sur les coûts de production, dont la facture est refilée aux consommateurs par l’entremise des prix des biens de consommation. «Bref, si tous les coûts de production augmentent en même temps de façon relativement symétrique, en raison d’une hausse de la demande agrégée, on observe alors une poussée inflationniste, indique Philippe Goulet Coulombe. C’est la théorie de base de l’inflation.»
Le point faible des modèles standards
Contrôler l’inflation à l’aide du taux directeur semble simple, mais si on souhaite prévoir l’inflation, plutôt que simplement y réagir, cela devient plus compliqué, note le professeur. Prévoir l’inflation, explique-t-il, nécessite la prise en compte de deux éléments majeurs: l’écart de production (la différence entre l’offre agrégée et la demande agrégée) et les attentes inflationnistes. «Celles-ci sont mesurées de manière imprécise par des sondages et on ne peut pas mettre dans une base de données l’écart de production, qui est un concept théorique.» Les modèles standard se rabattent donc sur des indicateurs comme le taux de chômage ou le PIB afin de déduire l’écart de production, mais ils se trompent parfois, comme ce fut le cas l’an dernier. «En fait, les modèles utilisés au cours des 15 dernières années sont incapables de prévoir une inflation qui s’écarte significativement de la cible établie par la Banque du Canada.»
Prévision et interprétation
Le modèle IA de Philippe Goulet Coulombe peut sélectionner par lui-même les indicateurs pertinents à la caractérisation de l’écart de production, en utilisant (ou pas) le taux de chômage et le PIB. «Nous avons créé une nouvelle architecture de réseaux de neurones profonds, que l’on nomme réseaux de neurones en hémisphère, et lui avons fourni des milliers de données économiques historiques ainsi que des éléments de théories économiques.»
Un modèle IA standard aurait indiqué uniquement si l’inflation augmente ou diminue. «Mon modèle produit non seulement une prévision, mais peut aussi l’expliquer en allant au-delà des données initiales qui lui ont été fournies, souligne le chercheur. Par exemple, en analysant les données historiques et les éléments de théories économiques, ce nouveau modèle a généré des variables comme l’écart de production et les attentes inflationnistes.»
«Au-delà des prédictions concernant l’inflation, mes travaux démontrent qu’il est possible d’utiliser un algorithme IA sans pour autant perdre la capacité d’interprétation des résultats, laquelle est nécessaire à l’utilisation de ces modèles pour la conduite des politiques publiques.»
Le diagnostic du modèle est limpide: une grande partie de la récente hausse des prix provient d’un écart qui ne cesse de grandir entre la demande agrégée de biens et services et la capacité de production. «L’algorithme attribue plus spécifiquement ces pressions de l’économie réelle sur le niveau des prix à des indicateurs davantage sensibles à la pénurie de main d’œuvre», précise l’économiste. Son modèle permet également de prévoir que cette pression ne s’amenuisera pas d’un coup sec au cours de la prochaine année, à moins d’une intervention substantielle des banques centrales au Canada et aux États-Unis.
«Au-delà des prédictions concernant l’inflation, mes travaux démontrent qu’il est possible d’utiliser un algorithme IA sans pour autant perdre la capacité d’interprétation des résultats, laquelle est nécessaire à l’utilisation de ces modèles pour la conduite des politiques publiques. Il est plus que jamais pertinent de développer nos propres modèles IA pour les sciences économiques», conclut le professeur.