Voir plus
Voir moins

Prescrire le bon antidépresseur grâce à l’IA

Un nouvel outil utilise l’intelligence artificielle pour suggérer un traitement en fonction du profil de chaque patient. 

Par Pierre-Etienne Caza

25 février 2022 à 15 h 02

Mis à jour le 9 juin 2022 à 13 h 09

Photo: Getty Images

Première cause d’invalidité au travail selon l’Organisation mondiale de la santé, la dépression constitue un trouble de santé mentale difficile à traiter. «Nous savons qu’un traitement combinant antidépresseurs et psychothérapie s’avère efficace, mais le problème, outre les difficultés d’accès à la psychothérapie, c’est que les traitements pharmacologiques sont essentiellement prescrits par essais et erreurs. Résultat: seulement un tiers des patients atteignent la rémission après le premier traitement», observe la doctorante en psychologie Myriam Tanguay-Sela. 

Les patients qui se font prescrire un antidépresseur qui ne leur convient pas doivent prendre leur mal en patience, en essayer un autre, subir de nouveaux effets secondaires indésirables et multiplier les rendez-vous de suivi chez leur médecin. Dans le contexte du système de santé que l’on connaît, c’est loin d’être idéal, estime la chercheuse, qui ne jette toutefois pas la pierre aux soignants. «Les médecins s’informent et profitent de la formation continue, mais ils ne peuvent pas assimiler toutes les études portant sur les antidépresseurs, dit-elle. Ce fossé entre la pratique clinique et la recherche fait en sorte qu’ils prescrivent souvent les trois ou quatre mêmes antidépresseurs.»

Depuis quelques années, Myriam Tanguay-Sela travaille avec une jeune pousse qui a pour objectif d’aider les médecins à choisir le meilleur traitement à l’aide de l’intelligence artificielle. «L’outil d’aide à la décision clinique conçu par Aifred Health permet de prédire les probabilités de rémission avec différents traitements selon le profil de chaque patient, explique-t-elle. Notre algorithme utilise les données des essais cliniques de la quinzaine d’antidépresseurs existants et les couple avec les informations fournies par le patient lors de sa consultation avec le médecin, c’est-à-dire ses renseignements sociodémographiques, son historique médical et ses réponses aux questionnaires ciblant les symptômes dépressifs.» Une fois toutes ces informations colligées, l’algorithme fournit la liste des traitements pharmacologiques disponibles, avec la probabilité de rémission qui y est associée.

Avant de mettre un tel outil entre les mains des médecins, il faut toutefois vérifier qu’il est facile à utiliser, qu’il leur est utile et qu’il ne dérange pas les interactions avec leurs patients, précise la doctorante, qui a coordonné une étude sur ce sujet. Les résultats de cette étude ont fait l’objet d’un article dont elle est la première autrice dans Psychiatry Research.

Des simulations patient-médecin

Pour tester l’outil, Aifred Health a invité 20 psychiatres et médecins de famille à participer à une simulation. «Chaque médecin a eu trois interactions de 10 minutes avec de faux patients – des acteurs – présentant des symptômes légers, modérés ou sévères de dépression, précise la chercheuse. Les médecins étaient libres d’utiliser, ou non, l’outil d’aide à la décision clinique à leur disposition.»

Soixante pour cent des médecins ont jugé l’outil utile pour sélectionner un traitement d’antidépresseur et 50 % ont dit qu’ils l’utiliseraient avec tous leurs patients souffrant de dépression, révèle Myriam Tanguay-Sela.

Environ 35 % des médecins ont estimé qu’ils allaient l’utiliser uniquement pour les cas les plus compliqués, notamment pour les patients présentant des symptômes de dépression sévère ou résistant aux traitements. «Soixante-dix pour cent des médecins ont jugé que les probabilités de rémission calculées par l’outil étaient raisonnables, ajoute-t-elle, et plusieurs ont apprécié pouvoir expliquer leur choix d’un antidépresseur plutôt qu’un autre en discutant avec leur patient des probabilités de rémission et des effets secondaires.»

La moitié des médecins a affirmé que l’outil permettait de transformer positivement leur pratique en diversifiant leurs approches par rapport aux traitements disponibles sur le marché. «Il ne s’agit pas de remplacer le jugement clinique des médecins, qui aura toujours préséance, mais bien de leur offrir un outil de plus pour décider du meilleur traitement à prescrire selon le profil de chaque patient», insiste la doctorante, ajoutant que les médecins de famille ont trouvé l’outil plus utile que les psychiatres, probablement parce qu’ils traitent moins la dépression et connaissent un peu moins la panoplie de médicaments à leur disposition. 

Les suites du projet

À la suite de ces simulations, Aifred Health a testé l’intégration de son outil dans des cliniques et hôpitaux montréalais. «Les résultats sont positifs, l’outil ayant été jugé facile à utiliser par les médecins et n’affectant pas la durée des rendez-vous», précise Myriam Tanguay-Sela.

La prochaine étape est de tester l’efficacité et la sécurité de l’algorithme auprès d’un grand nombre de patients (entre 300 et 500) au Canada et aux États-Unis afin d’obtenir les autorisations de Santé Canada et de la Food and Drug Administration (FDA) pour passer à l’étape de la commercialisation. «Nous aimerions offrir notre outil sous forme d’abonnement aux hôpitaux et aux cliniques, précise la doctorante, qui travaillera très fort pour que l’algorithme intègre éventuellement dans ses calculs les différents types de psychothérapie, «un aspect incontournable pour traiter efficacement les patients souffrant de dépression», insiste-t-elle.

Objectif thèse

Myriam Tanguay-Sela a joint les rangs de la jeune pousse Aifred Health alors qu’elle était étudiante au bac à l’Université McGill. «Nous étions une dizaine d’étudiants en neurosciences, en sciences cognitives, en informatique et en médecine, passionnés par ce projet, raconte-t-elle. Nous avons participé au concours IBM Watson AI XPRIZE, qui réunissait plus de 150 startups à travers le monde. Nous devions proposer des solutions en intelligence artificielle pour améliorer le bien-être des habitants de la planète. Nous avons terminé au deuxième rang, ce qui nous a valu une bourse d’un million de dollars!»

Même si elle continue de s’impliquer au sein d’Aifred Health, Myriam Tanguay-Sela consacre désormais la majeure partie de son temps à ses études doctorales. Sa thèse, réalisée sous la direction de la professeure Pascale Brillon, porte sur la comparaison de la détresse chez les personnes endeuillées à la suite de la perte d’un proche par homicide ou par maladie. «Je ne sais pas encore si je souhaite me diriger en recherche ou en pratique clinique, mais je sais que tout ce qui touche le cerveau me passionne et qu’œuvrer à améliorer la santé mentale des gens me motive énormément!»