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Méfiantes envers le système judiciaire

Une étude documente le parcours de femmes marginalisées et victimes de violence.

Par Claude Gauvreau

24 mars 2022 à 15 h 03

Mis à jour le 9 juin 2022 à 13 h 09

Dans le système de justice du Québec, plusieurs obstacles s’imposent aux femmes victimes de violence qui cherchent à faire reconnaître leurs droits. Pour les femmes marginalisées – racisées, autochtones, en situation de handicap, issues de l’immigration et provenant des minorités sexuelles et de genre –, les obstacles sont encore plus grands.

L’étude «Justice pour les femmes marginalisées victimes de violences sexospécifiques, ce que la littérature et les intervenantes nous apprennent» a permis pour la première fois de documenter le parcours et l’accès à la justice de ces femmes ayant fait l’objet de violence conjugale, de violences à caractère sexuel et d’exploitation sexuelle. Menée par une équipe incluant des chercheuses de l’UQAM, de l’Université de Montréal et du milieu communautaire, et soutenue par le Service aux collectivités (SAC), cette étude, dont les résultats ont été dévoilés le 24 mars, a été réalisée en partenariat avec quatre organismes: la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes, le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale, la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle et le Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel.

Un des principaux constats de l’étude, qualifié de préoccupant, concerne les faibles attentes et la grande méfiance éprouvée par les femmes marginalises à l’égard du système de justice. «Ces dernières années, divers mouvements sociaux ont souligné les relations souvent difficiles entre les forces policières et les communautés marginalisées, racisées et autochtones, rappelle la professeure du Département de science politique Geneviève Pagé, co-autrice de l’étude. Représentant la porte d’entrée du système de justice, les policiers reçoivent les plaintes des femmes ayant subi de la violence. Or, ces dernières se plaignent de voir leur parole remise en doute par les forces policières.»

Le système de justice a souvent fait preuve de maladresse et d’inefficacité dans la gestion des dossiers de violence envers les femmes. «Le taux de condamnation des personnes responsables de violence, par exemple, reste très faible, poursuit la chercheuse. Cela n’a rien d’étonnant quand on sait que la constitution de la preuve pour ce type de crime commis dans l’intimité est particulièrement difficile. Pour beaucoup de femmes, cela ne vaut pas la peine de dépenser énergie, temps et argent pour si peu de résultats.»   

L’étude constitue le deuxième volet d’une recherche menée en 2018, laquelle avait dressé un portrait des obstacles rencontrés par les femmes victimes de violence dans le système de justice pénale et présenté des leviers possibles permettant d’améliorer leur accès à la justice. «Avec ce nouveau volet, nous avons cherché à mieux comprendre les expériences des femmes marginalisées et les embûches spécifiques auxquelles elles sont confrontées, dit Geneviève Pagé. Il s’agit de la première étude scientifique de ce genre au Québec.»

Les données de cette recherche proviennent d’une revue de littérature et, surtout, des expériences d’accompagnement judiciaire d’intervenantes communautaires, membres des quatre organismes partenaires et aussi d’autres groupes. Au total, 60 intervenantes communautaires ayant accompagné des femmes marginalisées dans des démarches en justice ont participé à l’étude par l’intermédiaire d’un questionnaire en ligne et 12 d’entre elles ont pris part à un entretien collectif ou individuel. Leurs réponses au questionnaire et leurs témoignages ont permis de documenter les expériences des femmes victimes de violence.

«Certaines femmes immigrantes, racisées ou autochtones hésitent à porter plainte par crainte de trahir leur communauté d’appartenance ou d’en être exclues. Elles sont souvent déchirées entre le désir d’obtenir justice et celui d’éviter de participer à la marginalisation et à la stigmatisation de leur communauté.»

Geneviève Pagé,

Professeure au Département de science politique

Des obstacles supplémentaires

Certains des obstacles à la dénonciation de la violence – peur de ne pas être écoutée et crue, anticipation des difficultés associées au parcours judiciaire – sont le lot de la plupart des femmes victimes de violence. Mais, souligne l’étude, les femmes davantage marginalisées font face à des obstacles supplémentaires liés à leurs conditions socio-économiques, à leur isolement social et, pour certaines, à leur situation de dépendance financière.

«La crainte de représailles de la part de l’agresseur et de son entourage est un obstacle particulièrement important pour les femmes marginalisées, notamment les femmes immigrantes, autochtones et racisées, qui souffrent davantage d’isolement, indique Geneviève Pagé. De plus, les stéréotypes et préjugés envers ces femmes et celles appartenant aux minorités sexuelles et de genre ont des effets délétères sur la façon dont leurs plaintes sont reçues et traitées par les acteurs et actrices du système de justice.»     

Conflit de loyauté

L’influence et la pression exercées par certaines communautés d’appartenance sur les femmes marginalisées, telles que les femmes immigrantes, racisées et autochtones, la crainte éprouvée par celles-ci de ne pas pouvoir assurer la confidentialité de leur situation et le sentiment de conflit de loyauté envers leur communauté sont identifiés par plus de la moitié des intervenantes communautaires comme des obstacles à la dénonciation des situations de violence.

«Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas uniquement la relation entre une femme victime et son agresseur, observe la professeure. La dénonciation d’une situation de violence peut avoir des répercussions sur la réputation de l’ensemble d’une communauté. Certaines femmes immigrantes, racisées ou autochtones hésitent à porter plainte par crainte de trahir leur communauté d’appartenance ou d’en être exclues. Elles sont souvent déchirées entre le désir d’obtenir justice et celui d’éviter de participer à la marginalisation et à la stigmatisation de leur communauté.»

Un système de justice lourd et bureaucratique

Au niveau du fonctionnement même du système de justice, les obstacles récurrents soulevés par les intervenantes concernent, entre autres, les longs délais et la lourdeur bureaucratique des procédures judiciaires ainsi que le manque de mesures pour assurer la sécurité des femmes pendant et après le processus. Une bonne collaboration entre les différents acteurs et actrices impliqués dans le processus judiciaire – forces policières, enquêteurs, avocats, procureurs, juges – est une condition primordiale pour bien accompagner les femmes tout au long de leurs démarches.

Les intervenantes communautaires reconnaissent l’ouverture et l’esprit de collaboration chez bon nombre d’acteurs du système, mais soulignent le manque de ressources humaines, matérielles et financières dont ils disposent pour accueillir les plaintes et accompagner les femmes à toutes les étapes du processus, relève Geneviève Pagé. «Elles  expriment leur satisfaction lorsque les juges s’adressent directement aux femmes et accordent une crédibilité à leur témoignage, lorsque les policiers se montrent sensibles aux conséquences de la violence et quand les procureurs prennent le temps d’écouter les femmes et de bien leur expliquer le fonctionnement du système.» 

En dépit des nombreux obstacles rencontrés, les motifs incitant les femmes marginalisées à entreprendre des démarches en justice sont les mêmes que ceux relevés dans le premier volet de la recherche, soit le désir de reprendre du pouvoir sur sa vie et de se protéger, soi-même et ses enfants. «Ces femmes souhaitent que leurs démarches aient un impact concret, souligne la professeure. Elles sont désireuses de voir la personne responsable des violences subir des conséquences pour ses gestes.»

«Remettant en cause l’efficacité des mesures actuelles du système pour assurer la sécurité et le bien-être des victimes, les intervenantes proposent d’investir davantage dans des services psycho-sociaux adaptés offerts par les organismes communautaires, qui prennent en compte la marginalisation des femmes.»

Pistes de transformation

L’étude propose des pistes de transformation du système de justice pour en faire un véritable lieu de défense des droits des femmes marginalisées. Les pistes mettent l’accent sur le développement d’une offre de services associée à une approche dite d’«autonomisation communautaire». «Remettant en cause l’efficacité des mesures actuelles du système pour assurer la sécurité et le bien-être des victimes, les intervenantes proposent d’investir davantage dans des services psycho-sociaux adaptés offerts par les organismes communautaires, qui prennent en compte la marginalisation des femmes», remarque Geneviève Pagé.

L’équipe de recherche appuie également le projet de créer un tribunal spécialisé en matière de violences sexuelles et de violence conjugale. «Sans être une panacée, il s’agit d’une avenue intéressante, croit la professeure, dans la mesure où un tel tribunal pourrait disposer de ressources supplémentaires et accorder aux victimes le droit d’être informées, conseillées et soutenues au même titre que leur présumé agresseur, avant, pendant et après les procédures judiciaires.» Cela dit, les intervenantes communautaires demeurent ambivalentes et attendent de voir si les besoins spécifiques des femmes marginalisées seront pris en compte. «À titre d’exemple, les intervenantes réclament un accès gratuit et universel à des services de traduction pour les femmes immigrantes et autochtones ainsi que des mesures d’accommodement: écran, témoignage par vidéoconférence, etc,»

Enfin, les chercheuses recommandent d’assurer une formation continue à l’ensemble des acteurs et actrices du système de justice. «C’est un enjeu clé, affirme Geneviève Pagé, car le manque de connaissances concernant les différentes formes de violence subies par les femmes marginalisées ainsi que leurs conséquences perdure, alimentant les préjugés et les stéréotypes. Ces questions seront d’ailleurs au centre du troisième volet de la recherche, qui sera réalisé au cours de cette année. Des entrevues et des groupes de discussion seront organisés avec les divers acteurs du système judiciaire.»

Le deuxième volet de l’étude a bénéficié du soutien financier de l’UQAM, du Réseau québécois en études féministes (RéQEF) et du Partenariat de recherches et d’actions CRSH-Trajetvie.