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La vingtaine et toujours vierges

Comment les jeunes adultes inexpérimentés sexuellement vivent-ils leur virginité?

Par Pierre-Etienne Caza

22 février 2022 à 8 h 02

Mis à jour le 9 juin 2022 à 13 h 09

Photo: Getty Images

La séquence typique selon laquelle les fréquentations amoureuses mènent aux premières expériences sexuelles à l’adolescence, puis aux relations amoureuses stables au début de l’âge adulte n’a guère changé au Québec au cours des 30 dernières années. Depuis la fin des années 2010, toutefois, les données populationnelles suggèrent un déclin de la fréquence des activités sexuelles et du nombre de partenaires au début de l’âge adulte, couplé à un nombre croissant d’adultes qui demeurent célibataires, observe la professeure du Département de sexologie Marie-Aude Boislard.

Ces changements sociaux pourraient se refléter sur l’âge de la première relation sexuelle, qui se maintient jusqu’ici autour de 17 ans. «Comme plusieurs jeunes adultes en Occident, de plus en plus de Québécois et Québécoises s’identifiant comme hétérosexuels sont encore vierges durant leur vingtaine», révèle la professeure, précisant que pour la majorité des jeunes hétérosexuels, la transition à une sexualité active et la perte de la virginité sont marquées par le premier coït. «Ces individus sont stigmatisés et vivent davantage de détresse que leurs pairs», ajoute la titulaire de la nouvelle Chaire de recherche en sexologie développementale de l’UQAM.

«Les personnes inexpérimentées, asexuelles ou aromantiques sont les oubliées des discours valorisant la diversité sexuelle.»

Marie-Aude Boislard

Professeure au Département de sexologie et titulaire de la Chaire de recherche en sexologie développementale de l’UQAM

Dans le cadre du projet de recherche DiverJe (pour Diversité des trajectoires d’adultes vierges), financé par le programme Développement Savoir du CRSH, Marie-Aude Boislard a tenté de distinguer les divers profils psychosexuels de ces adultes émergents et d’explorer le sens accordé par ces derniers à leur virginité et aux difficultés qui y sont associées. Grâce à un autre projet financé par le CRSH, baptisé VisaJe (pour Virginité et inexpérience sexuelle à l’âge adulte: jauger l’entourage), la professeure a analysé quelques films et séries de télévision populaires afin de répertorier les représentations, perceptions et stéréotypes véhiculés à leur endroit et contribuant à leur stigmatisation.

«Les personnes inexpérimentées, asexuelles ou aromantiques sont les oubliées des discours valorisant la diversité sexuelle, affirme Marie-Aude Boislard. Or, il faut reconnaître leur poids démographique, car les données récentes montrent que 10 à 15 % des jeunes adultes émergents nés dans les années 1990 arrivent dans la vingtaine en étant sexuellement inactifs. C’est un groupe qui demeure invisibilisé. Il faut poursuivre le travail afin de combattre la stigmatisation dont ils font l’objet.»

Faux préjugés et scripts de virginité

Publié en colllaboration avec la doctorante en psychologie Audrey Leroux, un article publié en janvier dernier dans la revue Emerging Adulthood fait état des résultats du projet de recherche DiverJe. En s’appuyant sur des entrevues individuelles avec 15 hommes et 14 femmes âgés entre 20 et 29 ans qui s’identifiaient eux-mêmes et elles-mêmes comme hétérosexuels et vierges, Audrey Leroux et Marie-Aude Boislard constatent que certains préjugés sur la virginité ne tiennent pas la route. «Les participantes et participants à notre étude sont tout à fait conformes aux standards de beauté, possèdent du charisme et des habiletés sociales évidentes», affirme la professeure.

«Les participantes et participants à notre étude sont tout à fait conformes aux standards de beauté, possèdent du charisme et des habiletés sociales évidentes.»

«Les raisons expliquant leur virginité sont multiples, poursuit-elle, mais ce qui est indéniable, c’est que la virginité est un stigmate invisible les affectant tous à des degrés différents.»

Les personnes de son échantillon adhèrent à l’un des trois scripts élaborés par la sociologue Laura Carpenter, autrice de Virginity Lost, une référence sur le sujet: le script du cadeau, le script du processus ou le script du stigmate. «Pour certains individus, la première relation sexuelle est un cadeau à offrir à quelqu’un de significatif, et il vaut la peine d’attendre la “bonne personne”», explique Marie-Aude Boislard, mentionnant que plus de femmes s’identifient au premier script (9 participants correspondaient à ce script, dont 6 femmes).

Les personnes adhérant au script du processus conçoivent la première relation sexuelle comme une simple étape du développement, un passage transitoire vers l’âge adulte (c’est le cas de 15 participants, dont 9 hommes). «Les personnes qui adhèrent au script du stigmate souhaitent ardemment se débarrasser de l’étiquette associée à la virginité et affirment vouloir saisir la prochaine occasion de relation sexuelle pour y remédier», explique Marie-Aude Boislard (5 personnes, 3 hommes et 2 femmes, correspondaient à ce script).

Pour ces jeunes adultes sans expérience sexuelle, la virginité occasionne des malaises en société et des difficultés dans les relations interpersonnelles, en plus de susciter des émotions désagréables. «La principale difficulté n’est pas le fait d’être vierge en soi, mais la souffrance liée au manque d’intimité dans une relation amoureuse significative, souligne Marie-Aude Boislard. Plus on avance dans la vingtaine, plus on est asynchrone par rapport à l’horloge sociale, et cela fait naître chez certains un sentiment de honte.»

Sortir du placard de la virginité

Dans une étude antérieure publiée dans le Canadian Journal of Human Sexuality analysant les données des femmes de cet échantillon, la chercheuse avait d’abord trouvé, avec son étudiante à la maîtrise Melissa Fuller et sa collègue Mylène Fernet, qu’il existe bel et bien une gestion du coming out dans ce domaine et que dévoiler sa virginité ou son inexpérience sexuelle dans la vingtaine peut constituer un obstacle à surmonter. «Si une personne dévoile sa virginité et que cela entraîne des réactions négatives de la part de son entourage, le stigmate intériorisé s’accroît, analyse la professeure. Tous nos participants, même ceux pour qui la virginité s’inscrivait dans le script du cadeau et était à l’origine intentionnelle, ont vécu au moins une réaction négative de leur entourage à la suite du dévoilement de leur virginité.» 

«Tous nos participants, même ceux pour qui la virginité s’inscrivait dans le script du cadeau et était à l’origine intentionnelle, ont vécu au moins une réaction négative de leur entourage à la suite du dévoilement de leur virginité.»

Les jeunes adultes dans la vingtaine vierges ont souvent le sentiment d’être en retard, d’être atypiques et ils s’autoévaluent négativement. Certains ont des regrets par rapport aux occasions ratées et plusieurs entretiennent des craintes par rapport à leur première relation amoureuse et à leur éventuelle première relation sexuelle.

La virginité dans les séries et les films

Un autre article, publié en janvier dans la revue Sexuality & Culture en collaboration avec ses collègues Stéfany Boisvert (École des médias), Mélanie Millette (communication sociale et publique), Julie Lavigne (sexologie) et le doctorant Laurence Dion, analyse les représentations de ces adultes émergents sans expérience sexuelle dans les séries télévisées et les films populaires s’adressant aux jeunes adultes. Le corpus comptait 11 personnages des séries ou films 50 shades of Grey, Grey’s Anatomy, Jane the Virgin, Girls, F**cked Up, The Young Kieslowski, L’heure bleue, The Late Bloomer, Sense8, Moonlight et Atypical.

«Les scripts liés à la virginité se retrouvaient également chez ces personnages, avec une prépondérance du script du cadeau chez les personnages féminins et du script du stigmate chez les personnages masculins, ce qui reflète bien le double standard sexuel de notre société», note Marie-Aude Boislard.

«L’inexpérience sexuelle des personnages masculins est attribuée à des facteurs hors de leur contrôle, comme une condition médicale, tandis que les personnages féminins sont tenus responsables de leur inexpérience et doivent la justifier.»

Au-delà des scripts, la grille d’analyse la plus pertinente est toutefois celle du genre. «L’inexpérience sexuelle des personnages masculins est attribuée à des facteurs hors de leur contrôle, comme une condition médicale, tandis que les personnages féminins sont tenus responsables de leur inexpérience et doivent la justifier. Bref, les femmes sont jugées responsables d’être trop ou trop peu, comme c’est souvent encore le cas dans la vie…»

Même si la perte de leur virginité ne constituait pas la quête première de ces personnages dans la trame narrative, tous sont devenus sexuellement actifs avant la fin du dernier épisode. «Est-ce là le reflet des attentes des spectateurs?», s’interroge Marie-Aude Boislard. Il faudrait interroger les scénaristes pour en avoir le cœur net!