La grande majorité des animaux sur la planète vivent un dilemme permanent: devoir manger tout en évitant de l’être à leur tour, explique le professeur du Département des sciences biologiques Denis Réale dans Le dilemme de la gazelle, un ouvrage de vulgarisation qu’il vient de publier aux éditions humenSciences. Le fait de se concentrer sur la recherche de sa nourriture, de baisser la tête pour brouter la touffe de hautes herbes tendres et bien vertes – action essentielle à la survie – réduit les chances de voir le lion arriver – autre action tout aussi vitale.
«Si les êtres humains sont aujourd’hui rarement dévorés par de grands prédateurs plus féroces qu’eux, ils n’échappent pas pour autant à l’omniprésence des compromis», souligne le biologiste. Tous les jours, nous faisons face à des dilemmes, que ce soit dans l’allocation de nos ressources financières, par exemple, ou de notre temps: acheter un nouveau vélo… ou le dernier ordi qui vient de sortir? Étudier quelques heures de plus… ou regarder une série pour décompresser?
Notre corps lui-même est le lieu de compromis, rappelle le professeur, car allouer plus de temps, de ressources ou d’énergie à une fonction biologique se fait au détriment d’autres fonctions. C’est ce qui empêche le même athlète de battre des records au 100 mètres et de gagner des marathons. Les préparateurs physiques comme les physiologistes le savent: ceux qui ont le plus de fibres musculaires procurant de la vitesse en ont moins qui donnent de l’endurance… et vice versa.
«Le compromis est un phénomène présent à toutes les étapes de la vie de tous les organismes biologiques, affirme Denis Réale. Nous le savons intuitivement, puisque nous sommes sans cesse obligés de faire des compromis au quotidien, mais nous ne sommes pas nécessairement conscients de tous ceux qui balisent notre existence.»
Gros larynx, petits bijoux de famille
Le dilemme de la gazelle multiplie les exemples de compromis biologiques, certains cocasses. Ainsi, l’auteur décrit l’hypothèse selon laquelle les singes hurleurs auraient des petits testicules, car l’énergie allouée à la reproduction serait investie, chez les mâles, à augmenter les capacités de vocalisation destinées à attirer les femelles. Gros larynx, petits bijoux de famille, conclut Denis Réale… tout en prévenant qu’il ne faudrait pas s’aventurer à extrapoler cette relation à d’autres espèces!
Autre exemple: grâce à leur pouce préhensible et à la mobilité de leurs doigts, les êtres humains sont capables de manipuler des objets de façon très fine, un élément crucial de leur évolution… mais ils sont incapables de voler. À l’opposé, l’évolution a doté les oiseaux et les chauves-souris d’ailes pour voler, mais leurs doigts sont incapables de manipulations fines. Dans un cas comme dans l’autre, différentes adaptations à l’environnement ont été sélectionnées… au détriment d’autres réponses possibles.
Un gros cerveau, comme celui des humains, des baleines et des perroquets, augmente la capacité des espèces à s’adapter à différents environnements, à exploiter de nouvelles sources alimentaires et à résoudre des problèmes. Mais il faut payer le prix de ces capacités cognitives accrues. «Avoir un gros cerveau est aussi énergivore que de posséder une voiture avec un gros moteur!» souligne Denis Réale. Il y a aussi d’autres coûts : une maturité sexuelle plus tardive et une fécondité diminuée. De nombreux organismes se débrouillent très bien sans cerveau, ajoute le professeur. «Face au dilemme biologique entre le cerveau et la fécondité, on peut choisir une solution coûteuse et peu féconde ou opter pour une alternative économique et proliférative.»
Compromis et sélection naturelle
Plusieurs compromis sont transmis génétiquement. Peu connue du grand public, la notion de dilemme ou de compromis (trade off, en anglais) a été largement étudiée en biologie. En effet, elle est étroitement liée à la sélection naturelle, moteur de l’évolution. «Les compromis entraînent misères et frustrations, mais ils sont très importants pour expliquer la diversité des formes de vie sur la planète», souligne le biologiste.
Spécialiste de la personnalité animale, Denis Réale avait été approché par son éditrice pour écrire un livre sur ce thème. Il a plutôt choisi, dans un premier temps, de traiter du compromis. Il faut dire que les deux sujets sont liés. «La personnalité est une forme de diversité des comportements, et la diversité est liée aux compromis», note le professeur.
Denis Réale a commencé à travailler sur le comportement animal à une époque charnière. «Jusque-là, on ne s’était jamais vraiment intéressé à la personnalité animale, dit-il. En effet, les chercheurs qui tentaient de comprendre comment la sélection naturelle pouvait expliquer tel ou tel comportement se concentraient surtout sur le comportement moyen. Pour des raisons logistiques, ils avaient tendance à négliger toute la variation autour de ce comportement dit adapté.»
Au tournant du 21e siècle, des biologistes ont commencé à s’intéresser à cette variation, poursuit Denis Réale. «Si un comportement est adapté, pourquoi certains individus adoptent-ils un autre comportement? Est-ce que cette variation a un sens du point de vue de l’adaptation?»
Denis Réale et ses étudiantes et étudiants s’intéressent depuis une quinzaine d’années à une population de tamias rayés des Cantons de l’Est. Ces petits rongeurs de la forêt présentent des types de personnalité assez différents. Les explorateurs les plus hardis sont aussi les plus précoces sexuellement, les plus superficiels … et les plus éphémères. Les plus timorés sont plus minutieux dans leurs explorations, ont un rythme de vie plus lent et vivent plus vieux. Quel type de personnalité est le mieux adapté? Cela dépend. «Ce ne sont ni les plus hardis ni les plus timorés qui s’en sortent le mieux», indique Denis Réale. Chacun tire son épingle du jeu en fonction des circonstances, de l’abondance des ressources alimentaires ou de la présence plus ou moins grande des prédateurs. Et c’est l’existence de compromis entre ces différents types qui maintient une grande variation parmi les individus de la population.
Par contre, les compromis générés par la sélection naturelle limitent les possibilités de chaque individu. Aucun tamia rayé ni aucun humain ne choisit sa personnalité de départ. «Mais nous avons une certaine latitude face au compromis que représente notre personnalité», précise Denis Réale, qui rejette à la fois la vision déterministe de la génétique (tout est inné) et celle voulant que chaque organisme soit une page blanche sur laquelle l’expérience et le milieu de vie gravent leur empreinte (tout est acquis).
«Après des siècles de controverses (…), nous pouvons affirmer que nous découlons d’une longue série de boucles de rétroactions développementales entre nos gènes et notre environnement», écrit-il.
Vivre vite ou mourir vieux?
Parmi tous les compromis dont nous héritons avec nos gènes, il y a celui qui touche la longévité. Chaque espèce témoigne d’un compromis différent entre vivre vite, se reproduire tôt et en grand nombre – et mourir plus jeune – ou vivre plus lentement, se reproduire plus tardivement et en plus petit nombre – et vivre plus vieux.
«Les espèces parmi les plus lentes, comme les primates, montrent une survie adulte élevée et un taux de reproduction faible, observe Denis Réale. À l’inverse, un taux de reproduction astronomique accompagné d’une faible survie caractérise les espèces rapides, comme les lagomorphes [lapins, lièvres, pikas] ou les rongeurs.»
Ainsi, une femelle requin du Groenland aurait vécu entre 272 et 512 ans, selon une datation au carbone 14. Mais cette espèce atteindrait la maturité sexuelle à 150 ans. À l’autre extrême, l’éphémère, qui ne vit que quelques mois, convole en de multiples noces passagères dès qu’elle atteint le stade adulte pour s’éteindre «après quelques heures orgiaques», observe le professeur. Quant au ver C. elegans, «minuscule chouchou des généticiens du développement», il ne vit que deux semaines environ.
En matière de longévité, on observe des compromis différents pas seulement entre les espèces, mais aussi entre les différentes populations d’une même espèce. La capucette, un petit poisson de l’Atlantique Nord, vit à un rythme différent selon la latitude de son habitat. Les capucettes de la Nouvelle-Écosse sont plus voraces, grandissent plus rapidement et survivent moins longtemps que celles des côtes de la Caroline du Nord. Pourquoi? «On attribue la plus grand rapidité de vie des poissons nordiques à la brièveté de la saison favorable», explique Denis Réale.
Depuis plusieurs années, le professeur collabore avec des chercheurs français à l’étude de différentes populations de mésanges bleues. Selon la forêt où elles vivent, en Haute-Corse, ces mésanges ont, elles aussi, un rythme de vie différent. Les mésanges habitant les forêts de chêne blanc, un habitat plus riche en nourriture, mais aussi plus propice aux prédateurs, produisent, en moyenne, des couvées plus abondantes, mais meurent plus jeunes, que les mésanges bleues des forêts de chêne vert.
Au cours des 100 dernières années, l’environnement de l’humanité s’est radicalement transformé, note Denis Réale. D’un monde dangereux, à forte mortalité extrinsèque, nous sommes passés à un environnement beaucoup plus douillet, où nous sommes nombreux à avoir la chance de connaître de vieux jours. Notre génome, toutefois, ne s’est pas transformé à la même vitesse.
Des gènes aux effets antagonistes
Sélectionnés au fil de milliers d’années d’évolutions, certains de nos gènes ont des effets bénéfiques au début de la vie. C’est le cas, par exemple, du gène BRCA, associé à une fécondité supérieure à la moyenne. Mais comme de nombreux autres gènes, le gène BRCA comporte aussi des effets antagonistes: il accroît les risques de cancer du sein et de l’ovaire.
«De nombreux gènes ont été sélectionnés pour leurs effets précoces – parce qu’ils ont un impact sur la fécondité, comme le gène BRCA – et non pour leurs effets tardifs favorisant l’apparition de cancers, de la maladie de Parkinson, de l’athérosclérose ou de la maladie d’Alzheimer, explique le professeur. Or, ces gènes dont les effets néfastes ne se manifestaient pas beaucoup à une époque où l’on mourait généralement jeune causent beaucoup plus de problèmes aujourd’hui.»
Ce n’est évidemment pas la seule explication, mais plusieurs problèmes de santé associés à l’âge sont liés à des gènes aux effets antagonistes. «La transition démographique a révélé des compromis qui étaient moins visibles auparavant, note Denis Réale. On peut améliorer nos conditions de vie, mais on n’arrivera pas à éliminer ces compromis.»
Éloge de la diversité
Si on pouvait le faire, l’humain se rapprocherait du démon darwinien décrit par le professeur dans son livre. «Si on envisage une espèce qui ne subirait aucun compromis, elle serait immortelle, mais elle serait seule sur Terre», observe le biologiste. En effet, une espèce qui ne serait pas soumise aux compromis jouirait d’une longévité sans faille et finirait par éliminer toutes les autres formes de vie.
Éloge de la biodiversité, Le dilemme de la gazelle est aussi un hommage à la vie. «La mort est un phénomène tout à fait naturel qui fait partie de la vie, affirme Denis Réale. C’est parce qu’il y a la mort qu’il y a la vie. S’il y avait eu un démon darwinien, il n’y aurait pas la vie telle qu’elle existe aujourd’hui, car il n’y aurait pas eu d’évolution et il n’y aurait pas eu de diversité.»