Photo: Bibliothèque nationale de France
À bientôt 81 ans, infatigable, elle continue de porter en elle la passion des livres, du savoir et de la culture philosophique. La professeure émérite du Département de philosophie Josiane Boulad-Ayoub, dont l’œuvre comprend plus de 200 titres et interventions, vient de publier Soudainement, comme s’allume une lumière… D’Alexandrie à Montréal, un trajet intellectuel (Presses de l’Université Laval), ouvrage dans lequel l’historienne-philosophe revient sur ses réalisations scientifiques et éditoriales.
Il ne s’agit pas d’une autobiographie traditionnelle, précise Josiane Boulad-Ayoub. «C’est mon collègue du Département d’histoire Pascal Bastien qui m’a proposé d’écrire ce livre de bio-histoire, un genre s’apparentant à une autoréflexion sur un cheminement intellectuel. Arrivée au soir de ma vie, je me suis dit qu’il pouvait être intéressant de retracer les idées, thèses et enjeux qui, pendant plus de 40 ans, ont balisé mon itinéraire.»
Spécialiste de la philosophie politique et de l’histoire de la philosophie classique, du matérialisme du siècle des Lumières et de la Révolution française, la professeure est née et a grandi à Alexandrie, en Égypte. «C’est là-bas qu’est est née ma fascination pour la philosophie, un exercice intellectuel qui m’a toujours procuré de la joie», dit-elle.
Après des études au pensionnat Notre-Dame de Sion, à Alexandrie, Josiane Boulad-Ayoub obtient une licence et un doctorat en philosophie de l’Université Lyon 3. En 1969, âgée alors de 28 ans, elle fuit le régime autoritaire de Nasser en Égypte et vient s’établir à Montréal en compagnie de son mari et de sa petite fille, avec, sous le bras, trois volumes de la Pléiade, Platon en deux tomes et les Œuvres de Descartes, seuls rescapés de leur bibliothèque. «À cette époque, nous vivotions mon mari et moi. Je donnais des cours de baccalauréat à l’ancien pensionnat de ma mère. Le Canada était l’un des seul pays d’immigration autorisés avec les États-Unis et l’Australie.»
«De mes débuts, j’ai retenu trois grandes leçons. Ne pas faire de l’histoire de la philosophie une promenade au musée, mais s’en servir pour accompagner et étayer une problématique; le travail en équipe est plus dynamique et plus fécond que la réflexion en solitaire; ne jamais être trop érudit, trop pesant, bref, trop sérieux.»
Josiane Boulad-Ayoub,
Professeure émérite du Département de philosophie
Peu après son arrivée, Josiane Boulad-Ayoub obtient un poste de professeure au Cégep du Vieux-Montréal, où elle dirige le Département de philosophie, avant d’être embauchée à l’UQAM, en 1979. Dans le Québec de cette époque, l’enseignement de l’histoire de la philosophie, qu’elle défend inlassablement, fait l’impasse sur les penseurs des Lumières. Tant au cégep qu’à l’université, la professeure se donne justement comme mission de faire connaitre à ses étudiants Voltaire, Montesquieu, Rousseau et Diderot ainsi que leurs combats philosophiques et politiques contre l’absolutisme.
«De mes débuts, j’ai retenu trois grandes leçons, dit Josiane Boulad-Ayoub. Ne pas faire de l’histoire de la philosophie une promenade au musée, mais s’en servir pour accompagner et étayer une problématique; le travail en équipe est plus dynamique et plus fécond que la réflexion en solitaire; ne jamais être trop érudit, trop pesant, bref, trop sérieux.»
Attachement à Descartes
Tout au long de sa carrière, la professeure émérite a éprouvé un attachement particulier pour le philosophe français René Descartes (1596-1650), dont la pensée l’a accompagnée depuis l’époque où elle était étudiante jusqu’à aujourd’hui. Elle lui a d’ailleurs consacré un ouvrage, La révolution cartésienne (Presses de l’Université Laval), cosigné par la philosophe Paule-Monique Vernes.
«Je me suis identifiée aux luttes menées par Descartes pour l’esprit critique, un esprit libre débarrassé des préjugés. C’est le père fondateur de la philosophie moderne. La discussion qu’il a menée sur le corps et l’esprit se poursuit de nos jours en sciences cognitives. Il est l’un des rares philosophes dont la pensée est inépuisable. Partout, il porte l’esprit de doute et de libre examen.»
De grands chantiers de recherche
Durant les années 1980 à 2005, période particulièrement productive, Josiane Boulad-Ayoub entreprend de grands chantiers de recherche qui donnent naissance à des ouvrages importants. C’est le cas, notamment, de Contre nous de la tyrannie (Hurtubise HMH, 1990), consacré aux relations idéologiques entre les Lumières et la Révolution française, suivi de Mimes et parades (L’Harmattan, 1995), portant sur l’activité symbolique dans la vie sociale.
En 1998, la professeure publie une édition critique en huit volumes des Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de l’Assemblée législative et de la Convention nationale (1789-1795). «Ces documents représentent une des sources les plus riches sur l’histoire des idées pendant la Révolution française, observe Josiane Boulad-Ayoub. Le Comité propose des plans pour l’organisation de l’éducation nationale, rend compte des inventions et créations artistiques et littéraires ainsi que des pétitions et plaintes des citoyens sur les sujets les plus variés.» Les travaux de ce comité sont à l’origine, entre autres, de la création des écoles centrales et normales, de Polytechnique, des écoles de santé et d’agriculture, du Conservatoire national des arts et des métiers, puis de la mise sur pied de bibliothèques et de cabinets d’histoire naturelle.
En 2003, la philosophe fait paraître une anthologie critique et raisonnée des volumes les plus marquants de La Décade philosophique, littéraire et politique (1794-1807), le journal des Idéologues, un groupe d’intellectuels fidèles à la philosophie des Lumières. Ceux-ci défendent les institutions républicaines nouvellement créées et tentent de parachever l’œuvre de la Révolution afin que chacun puisse jouir des bienfaits des conquêtes démocratiques. «La Décade a contribué à établir pour la première fois le pouvoir intellectuel de la presse à côté des autres pouvoirs traditionnels», rappelle Josiane Boulad-Ayoub. Participant à jeter les fondements du libéralisme démocratique contemporain et de ses institutions sociales, les Idéologues popularisent les progrès des sciences, des arts et des techniques ainsi que leur prépondérance sur les idées religieuses.
«Le fil conducteur qui relie mes recherches est le problème de la représentation symbolique et politique, indissociable des débats sur l’avènement de l’État de droit, la souveraineté du peuple, l’esprit public et les droits des minorités, lesquels s’inscrivent dans l’héritage libéral de la Révolution française.»
Enfin, en 2005, la professeure publie une monographie sur l’abbé Grégoire, une figure méconnue mais fascinante de la Révolution française. «Prêtre et républicain, cet homme extraordinaire a défendu courageusement la liberté de culte et les droits des minorités, en particulier ceux des Juifs et des Noirs.» Opposé au vandalisme, il soutient le patrimoine culturel et monumental.
«Le fil conducteur qui relie mes recherches est le problème de la représentation symbolique et politique, indissociable des débats sur l’avènement de l’État de droit, la souveraineté du peuple, l’esprit public et les droits des minorités, lesquels s’inscrivent dans l’héritage libéral de la Révolution française», souligne Josiane Boulad-Ayoub.
Prix et distinctions
Membre de la Société royale du Canada, Josiane Boulad-Ayoub a reçu le Prix des sciences humaines de l’ACFAS (1999), le titre d’Officier des arts et lettres de la République française (1999), la prestigieuse bourse de recherche Killam (2000) et un Visiting Scholar Fellowship de l’Université d’Oxford (2001-2002). L’Université du Québec lui a décerné, en 2009, le Prix d’excellence en enseignement, volet carrière. En 2013, la philosophe a obtenu la médaille du Jubilé de diamant de la Reine Élisabeth II, une distinction accordée à des citoyens ayant apporté une contribution significative à leur communauté et à leur pays. Elle est membre de l’Ordre du Canada depuis 2015.
L’aventure de la Chaire UNESCO
En 1999, la professeure devient titulaire de la Chaire UNESCO d’étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique. Lieu d’études, de recherches et d’effervescence intellectuelle au rayonnement national et international, la Chaire est la première reconnue par l’UNESCO en Amérique du Nord dans le domaine de la philosophie.
Axée sur la philosophie politique et du droit, la Chaire propose, depuis plus de 20 ans, des conférences données par des chercheurs venus du monde entier, des colloques internationaux et un cycle annuel de séminaires, dont certains, en mode virtuel, à l’intention d’universités d’Afrique et d’Amérique latine. La démocratie dans tous ses états, L’inachèvement de la justice, Pouvoirs et contre-pouvoirs, Fondamentalisme, radicalisation et islamophobie, Émotions et politique figurent parmi les nombreux thèmes abordés lors des séminaires.
«La principale contribution de la Chaire a été de sensibiliser le public à la philosophie vivante, aux valeurs de la démocratie et à la culture de la paix et de la tolérance, observe sa titulaire. Sa vocation est de confronter la rigueur de la réflexion philosophique aux problèmes du monde actuel.» Pour donner une pérennité aux discussions tenues lors des conférences, colloques et séminaires de la Chaire, Josiane Boulad-Ayoub a créé aux Presses de l’Université Laval trois collections: Verbatim, Mercure du Nord et Diké. La démocratie saisie par la pandémie est le titre du dernier ouvrage qui vient de paraître dans la collection Verbatim.
La professeure doit en principe quitter la direction de la Chaire en 2022, avec la satisfaction du devoir accompli. Une nouvelle équipe prendra la relève afin de poursuivre sa mission.
«La philosophie peut être un rempart contre le scepticisme et le cynisme qui gagnent les esprits peu fermes. Elle est une fête et nous enseigne qu’il ne faut pas avoir peur de la discussion.»
Un engagement pédagogique multiforme
Josiane Boulad-Ayoub s’est aussi distinguée par son engagement pédagogique multiforme. En 1983, elle met sur pied un certificat de premier cycle en sciences sociales afin de pallier les lacunes des étudiants issus des cégeps. Puis, en 1998, elle crée un premier cours virtuel de culture générale, «De la Renaissance à la Révolution», qui débouche sur une puissante synthèse, «Les grandes figures du monde moderne» (PUL/L’Harmattan, 2001), rehaussée d’illustrations et d’un CD-Rom interactif.
La professeure a dispensé aux trois cycles une quarantaine de cours, au contenu chaque fois renouvelé, portant sur la philosophie des 17e et 18e siècles et sur les grands auteurs de la modernité (Descartes, Spinoza, Montesquieu, Rousseau, Diderot, Kant). Elle a également dirigé les travaux d’une centaine d’étudiants et d’étudiantes aux cycles supérieurs et encadré une quarantaine de stagiaires postdoctoraux.
Pour Josiane Boulad-Ayoub, l’enseignement et l’encadrement des étudiants constituent une tâche délicate. «Ce sont des êtres humains autonomes que l’on doit respecter et aimer. Il faut savoir leur donner confiance en leurs propres forces, leur mettre le pied à l’étrier. Mais enseigner est aussi exaltant. Vous êtes dans une classe et, comme un acteur, vous devez séduire votre auditoire. Et, tout à coup, ça marche, comme si une lumière jaillissait! Je me souviens que mes étudiants, un jour, avaient loué le café Saint-Sulpice sur la rue Saint-Denis pour que j’y donne cours et pour recréer, disaient-ils, l’ambiance du café Procope, ce célèbre café parisien fréquenté par Voltaire et Diderot au 18e siècle.»
Enseigner, poursuit Josiane Boulad-Ayoub, n’est ni inculquer ni informer. «C’est rendre désirable un savoir, sans l’enfermer dans un jargon, sans jamais hésiter à faire des parallèles avec l’actualité.»
La professeure continue de défendre la nécessité d’une éducation philosophique pour le plus grand nombre. «La philosophie peut être un rempart contre le scepticisme et le cynisme qui gagnent les esprits peu fermes, dit-elle. Elle est une fête et nous enseigne qu’il ne faut pas avoir peur de la discussion.»
Aujourd’hui, de quoi Josiane Boulad-Ayoub est-elle le plus fière? «D’avoir bien mené mon enseignement. Cela m’émeut quand certains de mes anciens étudiants m’écrivent pour me témoigner leur affection et leur reconnaissance.» La Chaire UNESCO lui a aussi procuré beaucoup de bonheur. «J’ai essayé d’en faire une sorte de salon philosophique, à l’image de ceux du 18e siècle. Bref, je crois avoir bien servi la philosophie et les sciences humaines, qui ne resteront humaines que dans la mesure où elles ne se passeront pas de philosophie.»
L’ouvrage de la professeure contient également de nombreuses affiches réalisées pour les invitations aux colloques et conférences qu’elle a organisés. Ces affiches illustrent les étapes et soulignent les moments marquants de son parcours intellectuel.