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Harcèlement de rue: plus répandu qu’on ne le croit

Une étude menée à Montréal brosse un portrait statistique du phénomène.

Par Claude Gauvreau

23 septembre 2022 à 17 h 10

Loin d’être marginal, le harcèlement de rue est un phénomène prégnant à Montréal. Il touche de manière accrue les personnes de la diversité de genre et les femmes cisgenres (le terme cisgenre désigne toute personne dont l’identité de genre est conforme au sexe assigné à la naissance), en particulier les jeunes femmes et celles qui sont racisées ou autochtones. C’est l’un des principaux constats du rapport de recherche «Le harcèlement de rue à Montréal: un portrait statistique de la pluralité des expériences, des manifestations et des contextes».

Menée en collaboration avec le Centre d’éducation et d’action des femmes de Montréal (CÉAF), cette enquête a été dirigée par Isabelle Courcy, professeure associée au Département de sociologie et professeure adjointe à l’Université de Montréal. «Il s’agit de l’une des premières études à fournir des données quantitatives sur l’ampleur du harcèlement de rue dans la métropole», dit la chercheuse.

À l’automne 2021, son équipe de recherche a réalisé un sondage mixte (web et téléphonique) auprès de plus de 3 300 Montréalaises et Montréalais dans 19 arrondissements de la métropole. Plus de la moitié des personnes répondantes (65,3 %) ont rapporté avoir vécu du harcèlement à Montréal au cours de l’année 2020-2021. Le taux s’élève à près de 84 % pour les personnes de la diversité sexuelle et de genre et à 68,7 % pour les femmes cisgenres.

«Notre objectif était de caractériser l’expérience du harcèlement de rue en tenant compte du genre et des différentes identités et assignations sociales, telles que l’orientation sexuelle, l’appartenance aux minorités racisées et autochtones, et la situation de handicap, observe Isabelle Courcy. Les données doivent être interprétées en tenant compte de la période de pandémie durant laquelle le sondage a été réalisé, alors que les mesures de confinement limitaient l’accès aux lieux et aux événements publics.»

La professeure a cosigné le rapport de recherche avec Mélissa Blais, (M.A. histoire, 2007; Ph.D., sociologie, 2018), professeure à l’Université du Québec en Outaouais et professeure associée à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF), et Catherine Lavoie Mongrain, doctorante en sociologie. Coordonnée par le Service aux collectivités (SAC), la recherche a bénéficié du soutien de la Ville de Montréal et du Secrétariat à la condition féminine.


Un harcèlement multiforme

Que faut-il entendre par harcèlement de rue? Selon les chercheuses, cette expression renvoie à des attitudes et propos intrusifs, insistants et non sollicités, exprimés dans l’espace public par des inconnus, majoritairement des hommes. Cela inclut divers types de comportements: suivre, insulter, siffler, fixer du regard, commenter l’apparence physique, solliciter sexuellement, menacer, etc.

Certains lieux publics apparaissent plus propices au harcèlement de rue. Les incidents rapportés par les personnes répondantes à l’enquête sont principalement survenus dans la rue, dans un terrain de stationnement ou un parc. D’autres se sont produits dans un commerce, un bar, un café, un restaurant ou un centre commercial, ou encore dans les véhicules du transport en commun.

«Contrairement à la croyance populaire, le harcèlement de rue se produit à toute heure de la journée, observe Isabelle Courcy. Les incidents rapportés ont majoritairement eu lieu en soirée (59 %), entre 16 h et 23 h, et en plein jour, entre midi et 16 h.»


Des groupes ciblés

Tout le monde peut subir du harcèlement de rue, mais l’enquête montre que certains groupes d’individus sont davantage ciblés que d’autres. C’est le cas, notamment, des personnes de la diversité de genre (83,7 %) et de la diversité sexuelle (75,1 %), et des jeunes femmes âgés de18 à 24 ans (91,5 %). De plus, 84,4% des femmes cisgenres racisées ou autochtones ont vécu du harcèlement, comparativement à 62 % des personnes blanches. Le taux grimpe à près de 95 % chez les personnes de la diversité de genre qui sont racisées ou autochtones. Les personnes en situation de handicap (74,3 %) sont également plus ciblées.

«Le harcèlement fait partie d’un continuum de violences souvent banalisées, qualifiées d’”ordinaires”, note la professeure. Également associé à des comportements criminalisés, comme les agressions à caractère sexuel et les voies de fait, il s’inscrit dans des rapports de pouvoir qui engendrent des formes de discrimination, telles que le sexisme, le racisme, l’hétérosexisme ou le capacitisme.»

Plus de la moitié des personnes ayant participé à l’enquête ont déclaré avoir vécu leur premier épisode de harcèlement alors qu’elles étaient mineures. Cette donnée devrait préoccuper la Santé publique en raison des impacts potentiels du harcèlement sur la santé mentale des jeunes, sur leur rapport à leur corps, aux hommes adultes et à l’espace public, souligne le rapport de recherche.

Bien que minoritaires parmi les victimes, les hommes font aussi l’objet de harcèlement, en particulier les hommes racisés ou autochtones (69 %) ainsi que les hommes gais ou de la diversité sexuelle. «Les hommes qui portent un signe religieux – kippa, turban, croix – sont aussi plus à risque de vivre du harcèlement», ajoute Isabelle Courcy.


Peu de signalements

Parmi les victimes de harcèlement, moins d’une personne sur 10 a signalé ou porté plainte, révèle l’étude. «Le plus souvent, les victimes craignent de ne pas être prises au sérieux ou considèrent que le processus de plainte prend trop de temps  ou ne mène à rien, remarque la professeure. Certaines victimes de harcèlement ne savent pas non plus où et à qui s’adresser.»

La chercheuse dit avoir été particulièrement interpellée par la statistique selon laquelle, pour la majorité des incidents rapportés (53 %), aucune aide n’a été offerte aux victimes par les personnes qui les accompagnaient ou par les inconnus qui ont été témoins des faits. «Beaucoup de gens ne savent pas comment agir dans ce type de situation, d’où l’importance de développer un travail de sensibilisation et d’éducation.»


Des recommandations

Afin de soutenir le développement de politiques et d’interventions ciblées, l’équipe de recherche formule une vingtaine de recommandations à l’endroit de la Ville de Montréal, de la Société de transport de Montréal (STM), du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), du ministère de la Santé et des services sociaux et de celui de l’Éducation.

Les chercheuses demandent, notamment, que la Ville mette en place des groupes de discussion dans les arrondissements avec des victimes de harcèlement de rue, dans le but de trouver des solutions et d’élaborer un plan stratégique d’intervention. «Ce plan devrait inclure une campagne d’information et de sensibilisation auprès de la population pour que celle-ci soit capable de reconnaître les manifestation de harcèlement de rue, souligne Isabelle Courcy. Il doit aussi insister sur la formation des personnes témoins de harcèlement.»

Parmi les autres recommandations, mentionnons une campagne d’affichage destinée principalement aux témoins et diffusée dans l’ensemble des infrastructures de transport; la mise en place d’une formation spécialisée et obligatoire sur le harcèlement de rue destinée à tous les membres du personnel de la STM et du SPVM; la création d’un comité pluridisciplinaire de réception et d’analyse des plaintes pour éviter le profilage racial et social.

«Il est aussi important d’intégrer la problématique du harcèlement de rue dans les cours d’éducation à la citoyenneté et à la sexualité dans les écoles, soutient la chercheuse. On doit développer une formation spécifique destinée aux jeunes des écoles primaires et secondaires, conçue et animée par des sexologues ou des intervenantes de groupes féministes, qui détiennent une expertise en matière de harcèlement de rue.»

La professeure croit qu’il faut mandater les milieux de la recherche pour mesurer de manière longitudinale les taux de harcèlement de rue à Montréal, en cohérence avec la présente étude. «Cet engagement permettrait de mesurer les variations et changements dans le temps et, en corollaire, d’évaluer et de mesurer les impacts et les retombées des actions entreprises par les différentes instances. Cela pourrait également inspirer d’autres villes au Québec.»

L’enquête dirigée par Isabelle Courcy s’inscrit dans le prolongement d’une autre recherche portant sur les impacts du harcèlement de rue à Montréal, dont les résultats ont été dévoilés en avril 2021. Menée par le CÉAF et une équipe dirigée par Mélissa Blais, la recherche s’appuyait sur les données d’un sondage en ligne réalisé par le CÉAF et sur des témoignages de femmes recueillis dans des groupes de discussion.