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Génie et limites des technologies

Les enjeux liés aux communications numériques inspirent une exposition à la Galerie de l’UQAM.

Par Valérie Martin

8 mars 2022 à 14 h 03

Mis à jour le 9 juin 2022 à 13 h 09

L’exposition DataffectS, qui a récemment pris l’affiche à la Galerie de l’UQAM, explore les enjeux liés aux communications numériques. Sept artistes et un collectif (Canada, France, Belgique, Cuba, États-Unis) examinent l’espace que nous accordons aux moyens de télécommunication, leurs points faibles, les risques qu’ils comportent, la manière dont ils nous affectent ainsi que la notion même d’hyperconnexion. «Que révèle cet état d’hyperconnexion – et son absence – sinon que notre perception de la réalité est nécessairement influencée par l’interférence numérique exercée sur notre quotidien, et par son anticipation lorsqu’absente?», s’interroge la commissaire indépendante Nathalie Bachand (B.A. arts visuels, 2001), qui a sélectionné les œuvres exposées.

Les données sont au cœur de nos moyens de communication. Elles portent et transportent nos affects – notre ressenti et notre vécu – à travers divers processus de transfert d’informations. Du télégraphe prénumérique à l’Internet, de la géolocalisation au satellite, les moyens par lesquels nous communiquons témoignent d’un rapport au langage, démontrent les œuvres proposées dans l’exposition.

La couleur des noms

En 2018, la NASA invitait les gens à inscrire leurs noms sur une carte mémoire intégrée à bord du Parker Solar Probe, la première sonde spatiale à avoir touché le soleil. Plus d’un million de noms se sont ainsi approchés du soleil. La chargée de cours Véronique Savard (M.A. arts visuels et médiatiques, 2009), doctorante en études et pratiques des arts et boursière Bronfman 2010, a fait de ce geste conceptuel le sujet d’une série d’huiles sur toiles, de grand format, intitulée Touching the Sun: Let’s See What Lies Ahead (2018-2025). Construits à partir de données satellites issues de cette sonde, les tableaux sont porteurs d’information liant le public à l’espace. Le projet de l’artiste se poursuit jusqu’en 2025, au moment où l’engin spatial effectuera un plongeon à travers l’atmosphère du soleil.

Près des toiles colorées de Véronique Savard, l’installation Kobold pour Cobalt (2022), de la doctorante en études et pratiques des arts Dominique Sirois (M.A. arts visuels et médiatiques, 2010), prend la forme d’une mine de cobalt, ce métal utilisé depuis l’Antiquité pour teinter le verre de bleu sombre et qui est aujourd’hui largement utilisé dans les piles des outils de communication. Bol, perles en verre et bâche de plastique reposent sur un grand rectangle de sable de quartz, lequel est délimité par de magnifiques tissus grand format aux teintes de bleu et de vert.

Le LAb[au] (laboratory for architecture and urbanism) est un collectif bruxellois composé d’Els Vermang, de Manuel Abendroth et de Jérôme Decock. Les artistes mènent une recherche basée sur la sémantique (art et langage), la sémiotique (art et signe) et l’esthétique (art et signification). Intitulée WHGW (What Hath God Wrought, 2016), qui signifie en ancien anglais «Qu’est-ce que Dieu a créé?», l’œuvre présentée à la Galerie fait référence à la première phrase envoyée par télégraphe en 1844. Ces mots alimentent une correspondance entre les 16 télégraphes composant l’installation.

Visite commentée de l’exposition

La commissaire Nathalie Bachand et des artistes de DataffectS prendront part à une visite commentée le 16 mars 2022, de 17 h 30 à 18 h 30.

Jouer avec les ratés de la parole et expérience en cours

L’artiste française Cécile Babiole, qui associe arts visuels et sonores, propose des installations et des performances qui interrogent les technologies avec singularité et ironie. La vidéo Euh…! Disfluences (2015) présente un entretien audio avec Olivier Baude, spécialiste de la science du langage et directeur scientifique de l’Observatoire des pratiques linguistiques en France. L’expert explique ce que sont les ratés de la parole et se penche sur les disfluences, ces hésitations, répétitions et autres allongements syllabiques typiques de l’oral, qui ont pour fonction de faire patienter l’interlocuteur pendant l’élaboration du discours et qui peuvent aussi traduire les émotions du locuteur. Durant toute la vidéo, le public ne peut voir que les sous-titres à l’écran afin de mieux comprendre les difficultés à saisir et à transcrire le langage naturel par les logiciels de traitement automatique lorsqu’il y a présence de disfluences. Ces affects du langage viennent ainsi générer du chaos dans les communications numériques.

Le processus artistique de l’artiste belge Mathieu Zurstrassen, architecte de formation, est guidé par le besoin presque obsessionnel d’analyser les mécanismes des choses et de comprendre leur fonctionnement interne. I Love You / I Hate You, TDS (Trump Derangement Syndrome/ impartiality Bot, 2018) est une drôle de machine à la structure en aluminium sur laquelle l’artiste a installé deux béchers protégés par des dômes en verre. Ces contenants renferment chacun… du riz cuit. Chaque 25 secondes, une voix de synthèse transmise par des haut-parleurs lit un tweet acrimonieux publié par l’ancien président Donald Trump lorsqu’il était à la Maison-Blanche ou un gazouillis aimable tiré du compte twitter Love Quotes. L’expérience automatisée – qui se déroule en continu pendant l’exposition – a pour objectif de mesurer s’il y aura après 30 jours une altération du riz (noircissement) causée par le contenu négatif des gazouillis de Donald Trump! L’œuvre fait référence à The Rice Experiment du docteur autoproclamé Masaru Emoto, une expérience au cours de laquelle le pseudoscientifique affirmait que le riz d’un contenant devant lequel des écoliers lisaient des pensées négatives avait noirci au bout de 30 jours alors que l’autre portion de riz, devant laquelle les petits lisaient des affirmations positives, avait été préservée!

Le cinéma, ce vecteur d’émotions

Professeur à l’École des arts visuels et médiatiques depuis 1997, Robert Saucier (M.A. arts plastiques, 1989) a débuté, en 2019, une série d’œuvres en solo dont les premières sont montrées lors de l’exposition DataffectS. Les dispositifs Auto/OPT_1 (2021) et Auto/OPT_2 (2020-2021) évoquent des chaînes de montage traitant des images tirées des 10 plus grands films de tous les temps répertoriés par le British Film Institute, comme La Passion de Jeanne d’Arc (1928). Ces «films-consensus» présentent différents archétypes émotionnels et narratifs. Les dispositifs sont constitués de haut-parleurs actionnés par des bras robotisés et de moniteurs sur lesquels sont diffusés les extraits de films.

La pratique de l’artiste française Julie Morel est alimentée par une volonté d’interroger les relations qu’entretient l’humain avec le langage. Pour la série Clear, Deep, Dark (2018, 2019, 2021), Julie Morel a inscrit sur des écrans monochromes noirs des points lumineux représentant des coordonnées GPS de lieux de désastres écologiques. Ces points lumineux forment des sortes de schémas qui ressemblent à des constellations d’étoiles.

L’artiste multidisciplinaire cubain Rodolfo Peraza s’intéresse aux espaces publics – à la fois virtuels et physiques – ainsi qu’à la visualisation des données (DataViz), liée à la culture web, et aux traces qu’elle laisse sur la société. Dans l’œuvre Pilgram 3.0: Naked Link – A Random IP (2022), l’artiste révèle, sur un projecteur vidéo, les liens virtuels (donc imperceptibles) et la dynamique des infrastructures Internet entre Cuba et les États-Unis.

Vivre et créer avec l’anxiété

la collection d’Émylie Bernard.Photo: Nathalie St-Pierre

Dans la petite salle de la Galerie de l’UQAM, la finissante à la maîtrise en arts visuels et médiatiques Émylie Bernard (B.A. arts visuels et médiatiques, 2015) présente faire avec, une exposition à propos de ce qui l’habite et l’inspire au quotidien: son anxiété généralisée. Le lit est son refuge contre le monde depuis qu’elle est enfant. L’artiste, aussi récipiendaire de la Bourse de soutien à la réussite de la Fondation de l’UQAM, en 2020, et de la Bourse de la Fondation McAbbie en sculpture, en 2012, explore le pouvoir créateur du trouble dont elle souffre, au moyen de la vidéoperformance, du dessin, de cyanotype, de l’écriture et des rituels méditatifs. La vidéoperformance chanter dans mon lit présente Émylie Bernard, le visage replié dans l’oreiller, en pleine crise d’angoisse. Elle fredonne une chanson pop afin de mieux se concentrer sur sa respiration. L’artiste s’est filmée toutes les fois où elle a dû passer par ce rituel, cumulant les heures où elle chante pour faire diminuer l’intensité de sa crise d’anxiété. Le lit est aussi évoqué dans l’œuvre la collection, constituée de la literie de l’artiste. Ces couvertures et autres courtepointes colorées, pliées et empilées les unes sur les autres, nous rappellent les images du conte de La Princesse au petit pois.

Les expositions DataffectS et Faire avec se déroulent jusqu’au 9 avril prochain.Émylie Bernard parlera de sa démarche artistique ainsi que des recherches entreprises durant son parcours académique le 10 mars prochain à la Galerie de l’UQAM. La présentation débutera à 17 h 30.