Série L’actualité vue par nos experts
Des professeurs et chercheurs de l’UQAM se prononcent sur des enjeux de l’actualité québécoise, canadienne ou internationale.

Photo: Getty/Images
On voit de vieilles dames avec leur chien, des gens handicapés avançant péniblement, des mères traînant leur bambin d’une main et leurs bagages de l’autre… Ces dernières semaines, les médias ont multiplié les reportages sur le triste spectacle des cortèges de réfugiés fuyant l’Ukraine le long des routes, en quête d’un abri. Des cortèges composés essentiellement de femmes et d’enfants, car les hommes âgés de 18 à 60 ans sont restés au pays pour cause de mobilisation générale.
Depuis le début de la guerre, plus de 10 millions d’Ukrainiennes et d’Ukrainiens ont dû quitter leur foyer, se déplaçant à l’intérieur du pays ou se réfugiant à l’étranger. «Depuis la Seconde Guerre mondiale, jamais l’Europe n’a connu un exode d’une telle ampleur», souligne la doctorante en sociologie Diane Alalouf-Hall, membre de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaire (OCCAH), dirigé par le professeur du Département de management François Audet.
«Les gens se dirigent principalement vers les pays limitrophes, comme la Pologne, où se trouvent plus de 2,3 millions de réfugiés, la Roumanie, la Hongrie et la Moldavie, l’un des territoires les plus pauvres d’Europe, qui a pourtant accueilli le plus grand nombre de personnes par habitant.»
Diane Alalouf-Hall,
Doctorante en sociologie
L’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) évalue à environ quatre millions le nombre de personnes ayant fui l’Ukraine pour l’étranger. «Les gens se dirigent principalement vers les pays limitrophes, comme la Pologne, où se trouvent plus de 2,3 millions de réfugiés, la Roumanie, la Hongrie et la Moldavie, l’un des territoires les plus pauvres d’Europe, qui a pourtant accueilli le plus grand nombre de personnes par habitant», indique Diane Alalouf-Hall.
On compte même plus de 350 000 réfugiés en Russie. «D’autres sources citent des chiffres plus élevés, remarque la doctorante. Beaucoup de gens ignorent que des milliers d’Ukrainiens ont des proches en Russie, sont d’origine russe ou parlent le russe, notamment dans le sud et l’est de l’Ukraine.»
Une veille en temps réel
Diane Alalouf-Hall fait partie de l’équipe de recherche de l’OCCAH qui a mis en place une veille en temps réel des conséquences humanitaires du conflit en Ukraine. «L’objectif est de générer des connaissances afin d’alimenter les réflexions des réseaux de recherche, des acteurs humanitaires et des preneurs de décision, tout en contribuant au débat public, précise la doctorante. L’idée est de créer un pôle temporaire d’expertises pour partager des données et des informations, mais aussi pour développer ou consolider des réseaux comprenant des membres de l’Institut d’études internationales de Montréal, de Médecins sans frontières et de la Croix-Rouge ainsi que des chercheurs et chercheuses en Ukraine.»
Appuyée par le ministère québécois des Relations internationales et de la Francophonie, l’équipe de l’OCCAH rassemble une quinzaine de chercheuses et chercheurs ainsi que d’étudiantes et d’étudiants de 2e et 3e cycles provenant de divers horizons disciplinaires – sociologie, géographie, science politique, communication – et possédant une expertise dans divers domaines: incidences des conflits sur les systèmes de santé, éducation dans les camps de réfugiés, défis éthiques des projets humanitaires, etc.
À ce jour, les membres de l’équipe comptent une vingtaine d’interventions dans les médias écrits et électroniques, sans compter la publication d’articles sur les violations des principes humanitaires en Ukraine et l’organisation de webinaires.
Un article est en préparation sur la situation des réfugiés non ukrainiens, en particulier celle des étudiantes et étudiants étrangers qui, depuis la fermeture de l’espace aérien, subissent diverses formes de discrimination aux frontières. «En 2020, l’Ukraine comptait plus de 76 000 étudiants étrangers, dont plusieurs étaient originaires d’Afrique et de l’Inde, rappelle Diane Alalouf-Hall. Certains ont réussi à fuir le pays, alors que d’autres sont encore bloqués dans différentes villes.»
Un webinaire prévu le 19 mai portera sur la scolarité en situation d’urgence. Organisé en partenariat avec la Chaire UNESCO de développement curriculaire, cet événement présentera des expériences sur le terrain d’acteurs humanitaires en Ukraine et aux frontières du pays.
«Les personnes se trouvant dans les zones les plus durement touchées par la guerre ont besoin d’être approvisionnées en eau potable, en nourriture, en électricité, en couvertures et en médicaments.»
Des besoins urgents
«Avec le conflit qui perdure, les besoins humanitaires augmentent, souligne la doctorante. Les personnes se trouvant dans les zones les plus durement touchées par la guerre ont besoin d’être approvisionnées en eau potable, en nourriture, en électricité, en couvertures et en médicaments.»
Au début mars, une entente entre l’Ukraine et la Russie a été conclue pour l’établissement de corridors humanitaires afin de permettre l’évacuation des civils et l’acheminement de médicaments. L’État ukrainien a mandaté le Comité international de la Croix-Rouge pour coordonner et superviser les opérations. Mais les corridors humanitaires demeurent soumis au bon vouloir des belligérants et ne peuvent donc pas garantir la protection des civils. D’ailleurs, moins de 24 heures après cette entente, les autorités ukrainiennes annonçaient un arrêt de l’évacuation des civils dans les villes de Marioupol et de Volnovakha en raison d’attaques russes.
La vulnérabilité et la sécurité des personnes déplacées constituent d’autres sources d’inquiétude. Ainsi, la sur-représentation des femmes parmi ces personnes augmente les risques de violences sexuelles et d’exploitation. «Une fois la frontière atteinte, épuisées par leur périple, les femmes et leurs enfants deviennent des proies idéales, notamment pour les groupes criminalisés qui se livrent au trafic d’êtres humains», observe Diane Alalouf-Hall. Une alerte a d’ailleurs été lancée par l’agence de police européenne Europol. Les Nations Unies et des ONG humanitaires ont également diffusé des messages de sensibilisation pour prévenir les personnes réfugiées des risques d’abus de toutes sortes.
«Une fois la frontière atteinte, épuisées par leur périple, les femmes et leurs enfants deviennent des proies idéales, notamment pour les groupes criminalisés qui se livrent au trafic d’êtres humains.»
Conditions difficiles pour les acteurs humanitaires
Les travailleurs et travailleuses humanitaires et ceux de la Croix-Rouge ukrainienne œuvrent dans des conditions particulièrement difficiles et dangereuses. «Les agences des Nations Unies et les ONG humanitaires fournissent de la nourriture, des abris, de l’eau et des fournitures d’hygiène, mais les conditions pour avoir accès aux populations sont compliquées, surtout quand il s’agit d’acheminer du matériel de secours sous les bombardements», relève la doctorante.
La ville de Marioupol est un cas emblématique, poursuit Diane Alalouf-Hall. «Il y a un besoin d’accès urgent, non seulement pour évacuer les personnes qui veulent quitter la ville, mais aussi pour faire entrer des biens essentiels. De plus, complètement isolés du monde, les habitants souffrent cruellement de le perte de contacts avec certains de leurs proches et de l’absence d’information en général.»
Dans un article publié à la fin mars par Alternatives humanitaires, François Audet, Sara Germain et Stéphane Maltais de l’OCCAH saluaient l’ouverture spontanée de l’espace européen et l’accueil des pays limitrophes aux réfugiés ukrainiens. «Mais, écrivaient-ils, les enjeux d’hébergement, de chaînes d’approvisionnement et d’accès aux soins et à l’éducation pour les nombreux enfants ukrainiens – qui représentent plus de la moitié des réfugiés – rattraperont rapidement la communauté européenne. Si les ONG humanitaires et autres organisations internationales peuvent assumer une part de ces besoins, les politiques d’accueil des pays européens risquent d’être rapidement questionnées.» La question de savoir comment organiser une réponse humanitaire qui s’inscrive dans la durée demeure ouverte, concluaient les signataires.
Le rôle du Canada
Jusqu’à maintenant, le Canada a versé 145 millions de dollars afin de soutenir l’aide humanitaire en Ukraine, dont 50 millions à des organismes visant à répondre aux besoins des populations locales, 25 millions au Programme d’aide alimentaire de l’ONU, en vue de maintenir la continuité des chaînes d’approvisionnement, et 6 millions au HCR.
«Sur un autre plan, Ottawa a promis d’agir sur les conditions d’immigration en donnant la priorité aux demandes en provenance d’Ukraine, note la doctorante. Des dizaines de milliers d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes ont fait une demande de visa pour venir au Canada, où la diaspora ukrainienne occupe une place importante.»
Le Canada a aussi organisé une collecte internationale de fonds, en collaboration avec l’Union européenne et l’organisation Global Citizen, destinée aux réfugiés ukrainiens. Intitulée #AgirpourlUkraine/#StandUpForUkraine, cette campagne répond à l’appel lancé par le président ukrainien Volodymyr Zelensky.
Appels aux dons au Québec
Au Québec, de nombreux appels aux dons sont actuellement lancés. Attention, toutefois, aux arnaques ou aux initiatives frauduleuses, prévient Daine Alalouf-Hall. «Il est plus sage de se tourner vers des organismes crédibles qui ont fait leurs preuves. Je pense notamment à la Croix-Rouge, au Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), au Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) ou encore à Médecins sans frontières.» La Croix-Rouge canadienne, par exemple, recueille des dons qui sont versés au Fonds de secours: Crise humanitaire en Ukraine, géré par le Mouvement international de la Croix-Rouge et le Croissant-Rouge.
Il existe aussi de plus petits organismes qui connaissent les enjeux humanitaires de la guerre en Ukraine. «L’important est de s’assurer que leurs initiatives sont rigoureuses et professionnelles, dit la doctorante. Quant aux dons en nature, ils sont beaucoup plus difficiles à gérer. Encore là, il est nécessaire de vérifier auprès des organismes concernés par ce type de dons ce qui est le plus pertinent. Enfin, petit à petit, des familles ukrainiennes vont arriver au Québec et les organismes humanitaires locaux auront besoin de personnes pour les accueillir le plus dignement possible.»
Questionner la standardisation des pratiques humanitaires
Dans sa thèse menée sous la direction de François Audet et de son collègue du Département de sociologie Jean-Marc Fontan, Diane Alalouf-Hall s’intéresse au processus de standardisation des savoirs et des pratiques humanitaires occidentales à travers l’étude de l’initiative SPHÈRE. «Celle-ci est à l’origine d’un manuel qui propose des standards et autres indicateurs au personnel humanitaire, nouveau et expérimenté. Traduit dans plus de 30 langues, le manuel fournit des orientations sur les actions prioritaires et des informations techniques détaillées.» La doctorante s’interroge sur l’utilisation de standards et de guides dits universels, qui prétendent mettre à la disposition des acteurs humanitaires un cadre adéquat à toute intervention, peu importe la nature de la crise ou les spécificités nationales et territoriales.