Depuis sa création en 2016, le cours Introduction aux mondes autochtones du Québec et du Canada offre différentes perspectives sur les mondes autochtones tout en répondant à des demandes et à des préoccupations des milieux autochtones. Le cours, qui peut être suivi dans le cursus d’une quinzaine de programmes en sciences humaines et en communication, allie l’anthropologie, la géographie, l’histoire de l’art, la psychologie et les sciences des religions. Il est donné par une équipe interdisciplinaire formée de Laurent Jérôme, professeur au Département des sciences des religions, de Nicolas Houde, professeur au Département de science politique, de Caroline Nepton-Hotte, professeure au Département d’histoire de l’art et membre de la communauté Ilnue de Mashteuiatsh, et de Nibisha Sioui, chargée de cours à l’École de travail social et membre de la Première Nation Anicinape Abitibiwinni (Pikogan).
Plusieurs thèmes sont abordés durant les 15 séances du cours, dont la diversité politique autochtone, l’usurpation des territoires, les cosmologies, les traumatismes et les enjeux liés à la santé et à l’éducation. La séance du 12 octobre, à laquelle Actualités UQAM a assisté, portait sur les relations entre les Premières Nations et les médias: la représentation et les stéréotypes véhiculés dans les médias, l’histoire des médias autochtones, les Autochtones et les médias de masse, le racisme systémique.
Pour l’occasion, Caroline Nepton-Hotte, qui a elle-même été journaliste durant 10 ans à Radio-Canada, avait invité Shushan Bacon, journaliste du Réseau de télévision des peuples autochtones – ou Aboriginal Peoples Television Network, mieux connu sous son sigle APTN. Ce réseau compte 25 journalistes à travers le Canada et trois au Québec. Innue issue de la communauté de Uashat mak Mani-utenam, Shushan Bacon est la seule francophone du groupe. «Je suis une denrée rare», dit-elle en riant. La journaliste a raconté son parcours et a répondu aux nombreuses questions des étudiantes et étudiants.
L’influence de Joyce Echaquan
Shushan Bacon s’est intéressée aux questions autochtones pour la première fois lors du référendum de 1995. «À l’école secondaire de Sillery, où j’étais la seule Autochtone, mes camarades de classe m’ont demandé ce que je pensais de l’indépendance du Québec, et je ne savais pas trop quoi répondre, avoue-t-elle. J’en ai discuté avec mon père, un homme politisé qui a vécu l’enfer des pensionnats, et il m’a ouvert les yeux sur le fait que le Québec avait été construit sur des territoires autochtones. Cela m’a convaincue de m’impliquer davantage dans les questions autochtones et de suivre les traces de ma mère, qui était journaliste en langue innue.»
Une porte sur son rêve s’ouvre lorsque le réseau APTN est créé à la fin des années 1990. En 2001, elle effectue un stage au bureau de nouvelles d’Ottawa, le plus à l’est du Canada à l’époque – celui de Montréal n’ouvrira qu’en 2003. «Mes patrons voulaient m’embaucher, mais je me trouvais trop timide et pas assez bonne en anglais pour être journaliste tout de suite», raconte-t-elle. Elle suit des cours d’anglais et s’inscrit à un programme en communication, avec la ferme intention de revenir au journalisme par la suite. «La vie a toutefois fait en sorte que j’ai priorisé ma famille au lieu de ma carrière, et j’ai mis mon rêve sur la glace.» Lorsque ses enfants entrent à l’école, elle retourne aux études en comptabilité et obtient un emploi en administration, près de son domicile de Wendake, dans la région de Québec.
La mort de Joyce Echaquan, en 2020, la bouleverse profondément et remet en question sa vie professionnelle. «Après sa mort, j’ai pleuré de rage pendant deux semaines, confie-t-elle. Je me suis dit que je ne pouvais pas rester les bras croisés à ne rien faire.» Elle voit passer une offre d’emploi pour le bureau montréalais d’APTN et décide de postuler. Elle est embauchée en novembre 2020. «C’est Joyce Echaquan qui m’a donné le courage de devenir journaliste», souligne-t-elle.
Donner une voix aux communautés
Se décrivant elle-même comme une nomade fière descendante de ses ancêtres innus, Shushan Bacon parcourt depuis deux ans les quatre coins du Québec à la recherche d’histoires à partager avec son auditoire. «J’ai une grande liberté pour les sujets proposés, contrairement à mes collègues des grands réseaux nationaux qui doivent argumenter chaque fois qu’ils proposent une nouvelle autochtone. Si mon sujet concerne les communautés de toute la province, il a de fortes chances de se retrouver en ondes.»
Les histoires qu’elle raconte abordent souvent des sujets difficiles, comme la violence et le racisme que subissent les communautés autochtones. «Quelques jours après la mort de Raphaël Napa André, un sans-abri innu décédé dans une toilette chimique de Montréal parce qu’il se cachait des policiers, j’ai fait une entrevue marquante avec ses parents, qui parlaient seulement en langue innue, raconte-t-elle avec émotion. J’ai compris mon rôle auprès des communautés, mais aussi la force que je pouvais leur transmettre à travers mes reportages.»
Shushan Bacon a couvert la visite du pape François à Québec cet été. «Ce fut un moment de torture pour moi, dit-elle. Mes parents ont vécu l’enfer des pensionnats, et mon frère, qui est décédé de toxicomanie et d’alcoolisme récemment, a lui aussi souffert des pensionnats de façon indirecte.» Si elle a parlé brièvement de la visite papale dans son reportage, la journaliste s’est surtout concentrée sur les témoignages de trois hommes autochtones qui ont survécu aux pensionnats et qui étaient présents à la basilique Sainte-Anne-de-Beaupré, où le pape a célébré la messe. «Ces hommes ont raconté les viols subis et les menaces de mort proférées par les prêtres. Un de ces hommes s’est effondré en larmes, une image forte que nous avons diffusée. Au-delà de l’horreur, ces hommes magnifiques avaient tous réussi à reprendre leur vie en main, une grande leçon de courage.»
Shushan Bacon invite les personnes intéressées par le journalisme à s’intéresser aux questions autochtones. «Il y a encore beaucoup de travail à faire pour donner une voix à ces communautés», conclut-elle.