Série L’actualité vue par nos experts
Des professeurs et chercheurs de l’UQAM se prononcent sur des enjeux de l’actualité québécoise, canadienne ou internationale.

«Une fois de plus, les sondeurs ont vu juste», lance le professeur du Département de sociologie Frédérick Guillaume Dufour. Comme ce fut le cas en 2017, le candidat centriste Emmanuel Macron (27,6 %) et la dirigeante du Rassemblement national Marine Le Pen (23,1 %) sont sortis gagnants du premier tour des élections présidentielles françaises et s’affronteront de nouveau lors du deuxième tour, le 24 avril prochain.
Une stratégie gagnante
Jusqu’à maintenant, la stratégie de la candidate d’extrême-droite s’est avérée payante. Marine Le Pen a adouci sa propre image et celle de son parti, s’est distanciée des outrances de son rival Éric Zemmour et a mis l’accent sur les préoccupations économiques de la population. «Sa rhétorique axée sur la défense des plus vulnérables face à l’inflation lui a permis de bien tirer son épingle du jeu», reconnaît Frédérick Guillaume Dufour.
Mais quand on regarde de plus près le programme du Rassemblement national, on constate qu’il n’a pas changé de nature. Marine Le Pen souhaite interdire le port du voile dans l’espace public et supprimer le droit du sol, par lequel un enfant né en France de parents étrangers peut obtenir la nationalité française. Elle défend aussi la «préférence nationale», qui garantirait l’accès des Français aux prestations sociales, à l’emploi et au logement, plutôt qu’aux étrangers. Enfin, elle s’oppose aux éoliennes, mais pas au nucléaire.
«La rhétorique de Marine Le Pen axée sur la défense des plus vulnérables face à l’inflation lui a permis de bien tirer son épingle du jeu.»
Frédérick Guillaume Dufour,
Professeur au Département de sociologie
De son côté, Emmanuel Macron se trouve en position d’équilibriste, remarque le professeur. «Il doit regagner la confiance des électeurs de centre-gauche, sans s’aliéner la droite traditionnelle à qui il doit pour partie son succès au premier tour. Éprouvant des difficultés à se débarrasser de son image de président des riches, sa gestion de la pandémie et de la crise des “gilets jaunes” a créé beaucoup de ressentiment au sein de la population. Son projet de reporter l’âge de la retraite de 62 à 65 ans joue aussi contre lui.»
Le président sortant doit, par ailleurs, tendre la main aux électeurs du leader de la gauche radicale Jean-Luc Mélenchon, qui représentent un important réservoir de voix. «Jusqu’à présent, Emmanuel Macron semble incapable d’obtenir l’appui de plus du tiers des électeurs de la France insoumise, relève Frédérick Guillaume Dufour. Jean-Luc Mélenchon a été pourtant très clair, répétant qu’aucun vote ne devait aller à Marine le Pen au second tour.»
La rhétorique antisystème peut faire en sorte que l’on passe de Mélenchon à Le Pen, croit le sociologue. «Le poids du discours anti-establishment est important à droite comme à gauche. Les adhérents de Mélenchon ne voteront peut-être pas pour Le Pen, mais ils peuvent s’abstenir ou voter blanc.»
«Emmanuel Macron doit regagner la confiance des électeurs de centre-gauche, sans s’aliéner la droite traditionnelle à qui il doit pour partie son succès au premier tour.»
Le Pen au pouvoir?
En 2017, l’idée que l’extrême-droite française puisse accéder au pouvoir semblait encore extravagante. Aujourd’hui, cette hypothèse devient plausible aux yeux de plusieurs observateurs, même si les derniers sondages donnent Emmanuel Macron vainqueur avec 55 % ou 53 % des intentions de vote.
«Au second tour des élections présidentielles de 2017, Emmanuel Macron l’avait emporté avec 66 % des voix, contre 34 % pour Marine le Pen, rappelle Frédérick Guillaume Dufour. Actuellement, les chiffres oscillent entre 52 % et 55 % en faveur du président sortant. Alors, oui, la dirigeante du Rassemblement national n’a jamais paru si proche de se hisser au pouvoir. Mais si l’écart entre elle et Macron rétrécit, il est aussi possible que les électeurs de gauche se déplacent et aillent voter pour le président sortant, même en se bouchant le nez, pour faire barrage à l’extrême-droite.»
Chose certaine, avec un électorat extrêmement volatil, la question de la participation sera cruciale. Au premier tour, le taux d’abstention a atteint 26 %, soit le plus haut niveau après celui de 28 % enregistré en 2009. «Un taux d’abstention de 20 % à 25 % risque de jouer en faveur de Marine Le Pen, estime le professeur. On sait qu’une partie des abstentionnistes, les jeunes et les personnes issues de l’immigration, notamment, ne votent pas normalement pour l’extrême-droite.»
Priorité aux enjeux locaux
Entre l’insécurité économique, les questions d’immigration et d’identité, la crise climatique et la politique étrangère, quels enjeux risquent le plus d’influencer les électrices et électeurs français au second tour?
«Les questions d’environnement ont été le parent pauvre de la campagne présidentielle, note Frédérick Guillaume Dufour. En ce qui concerne la politique étrangère, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a joué en faveur de Macron, du moins au début. Mais, dans une société française déchirée de l’intérieur, ce sont les enjeux locaux – économiques, sociaux et de sécurité – qui prennent de plus en plus d’importance.»
Le débat télévisé de l’entre-deux-tours, prévu le 20 avril, pourrait-il jouer un rôle aussi important que celui de 2017? «Cette fois-ci, on peut s’attendre à ce que Marine Le Pen soit mieux préparée, observe le chercheur. Elle se présentera comme l’incarnation du vote anti-élites, conformément au manuel d’instructions du social-populisme. Macron, pour sa part, devra paraître rassembleur, proche du peuple et moins arrogant.»
Les surprises du premier tour
La surprise du premier tour a été la remontée du leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, qui a terminé en troisième place avec 22 % des suffrages, à un point seulement de Marine Le Pen, souligne Frédérick Guillaume Dufour. «Il aurait suffi qu’une petite partie des électeurs socialistes ou communistes se rallient à lui et il se serait qualifié pour le second tour.»
L’effondrement des deux grands partis traditionnels de droite – Les Républicains (4,7 %) – et de gauche – le Parti socialiste (1,7 %) – constitue l’autre surprise. «Une partie des voix des Républicains est allée à Macron, observe le professeur. Au deuxième tour, on prévoit que 45 % des électeurs de Valérie Pécresse se rallieront au président sortant.»
Contrairement aux partis sociaux-démocrates allemand, espagnol et portugais, le Parti socialiste français a été incapable de se renouveler ces dernières années, poursuit Frédérick Guillaume Dufour. «La gauche française traditionnelle doit à la fois reconquérir son électorat classique composé, notamment, de travailleurs, qui sont nombreux à soutenir Marine Le Pen, et gagner des appuis auprès des exclus du système, dont plusieurs ont voté pour Jean-Luc Mélenchon. De plus en plus de gens en France, en particulier les jeunes, sont comme suspendus dans l’échelle sociale. Possédant de petits emplois instables ou précaires, ces personnes ne s’identifient pas à une culture ouvrière.»
Recomposition du paysage politique
Quelle que soit l’issue du second tour, il est peu probable que l’on assiste au retour du clivage traditionnel gauche-droite, affirment certains experts. D’abord, parce que la droitisation générale du paysage politique français, et, en particulier, l’enracinement de l’extrême-droite, correspondent à une tendance lourde. Ensuite, parce qu’il faudra un long travail avant que les forces de gauche parviennent à s’unir.
Le sociologue partage ce point de vue. «Je ne crois pas que Jean-Luc Mélenchon représente une figure suffisamment rassembleuse, capable de fédérer les différents courants de gauche. Il est perçu comme quelqu’un qui n’a pas voulu faire de compromis, qui n’a pas tendu la main au Parti socialiste, aux écologistes et au Parti communiste. Le paysage politique va rester fracturé pendant encore longtemps.»