Chansons, variétés, téléromans, téléséries… Marquée par une grande diversité de genres, de formes et de supports, la culture populaire constitue un objet d’étude polyphonique difficile à cerner. À l’intérieur de ce vaste champ de recherche, les professeurs du Département de communication sociale et publique Martin Lussier et Anouk Bélanger s’intéressent plus particulièrement aux scènes et cultures populaires (au pluriel) ancrées dans la vie urbaine, à la marge tant de la culture institutionnelle que de la culture de grande consommation.
«Différentes recherches portent sur l’art public dans la ville, sur les grands événements culturels, comme les festivals, sur les productions des industries culturelles, cinéma et télévision, notamment, ou sur les musées, rappelle Anouk Bélanger. Pour notre part, nous nous intéressons à d’autres formes et lieux culturels, souvent émergents, qui demeurent peu valorisés. Ainsi, on voit à Montréal des espaces vacants sous des viaducs se transformer en scènes musicales ou théâtrales plus ou moins éphémères, des usines désaffectées devenir des lieux abritant des expositions ou des ateliers de création artistique.»
«Nous voulons rendre visibles des espaces urbains – rues, ruelles, parcs, bars, terrains en friche –, qui sont autant d’espaces de vie et de socialisation où s’expriment des artistes, mais aussi des citoyens», poursuit Martin Lussier.
En 2019, les deux professeurs ont reçu une subvention d’infrastructure de la Fondation canadienne pour l’innovation afin de mettre sur pied l’Atelier de chronotopies urbaines (ACU). Ce nouveau laboratoire de recherche et de création se veut un espace collaboratif et un dispositif technologique, dont l’objectif est de comprendre, de documenter et de mettre en valeur la participation des scènes et cultures populaires à la vie montréalaise. «Nos travaux visent à montrer comment les cultures populaires à Montréal sont liées aux dimensions temporelles et spatiales des usages possibles du territoire urbain, d’où la notion de chronotopie», souligne Anouk Bélanger.
Le rapport entre les cultures populaires et les transformations urbaines constitue la trame de fond sur laquelle se déploieront les projets de recherche et de création de l’Atelier. «Nous croyons que les cultures populaires offrent une fenêtre privilégiée, non seulement sur des expériences de transformation de l’espace urbain et sur les mouvements pour se le réapproprier, mais aussi sur les façons dont ces mutations servent de ferment à des pratiques culturelles et artistiques originales», observe Anouk Bélanger
Montréal regorge depuis quelques années d’activités culturelles et festives s’inscrivant dans cette mouvance, en marge des spectacles à grand déploiement: Festival international de danse de rue, Festival des arts de ruelle (musique, danse cirque), Festival Les Coups de théâtre, ou encore l’événement Phenomena, qui donne la parole à des artistes inclassables et atypiques (happenings, expositions, performances théâtrales).
Reconnaître et valoriser les cultures populaires
L’Atelier documentera les scènes et productions culturelles populaires afin de contribuer à leur reconnaissance, leur visibilité et leur valorisation. Il vise à se doter d’unités mobiles de documentation des activités culturelles: documentation in situ de phénomènes, d’événements et de lieux par des membres de l’Atelier , mais aussi par les acteurs et actrices de la culture populaire. Pour ce faire, l’Atelier offrira divers outils de captation: caméras vidéo, appareils photos, numérisation d’artefacts. Ceux-ci serviront à construire des récits visuels, sonores et écrits des manifestations de la culture populaire.
«Notre démarche sera ethnographique, dit Martin Lussier. Notre objectif est d’analyser les manifestations de la culture populaire, de comprendre leur rôle, leurs significations et leur portée. En les documentant, nous archiverons des moments particuliers, des phénomènes ou événements, même éphémères ou évanescents, qui témoignent d’une vie culturelle qui s’exprime ici et maintenant..»
Le travail de documentation alimentera une future encyclopédie virtuelle des cultures populaires à Montréal, qui sera hébergée sur le site web de l’Atelier, encore en construction. «La forme que prendra l’encyclopédie n’est pas encore définie, mais elle sera libre, ouverte et collaborative», indique Anouk Bélanger.
Offrir une vitrine
Les locaux vastes et lumineux de l’Atelier, situés au 405 rue Maisonneuve Est, près de Saint-Denis, serviront de lieu de rencontre pour les membres de l’Atelier, incluant des étudiantes et étudiants des cycles supérieurs, notamment en communication, et pour les acteurs de la culture populaire, dans le but de favoriser les échanges et les collaborations autour de pistes de recherche, de création et de diffusion.
«Nous sommes au cœur du Quartier latin, à deux pas de la Grande Bibliothèque, du Parc Émilie-Gamelin, de l’ancien quartier Red Light et du Quartier des spectacles, à un carrefour où les cultures se brassent », dit Anouk Bélanger. «Les larges fenêtres de l’Atelier, qui donnent sur la rue Maisonneuve, serviront littéralement de vitrines, grâce à des projections architecturales et d’événements culturels, enchaîne Martin Lussier. De cette façon, l’UQAM aura accès à la rue et la rue aura accès à l’UQAM.»
Du 28 septembre au 1er octobre derniers, l’Atelier a accueilli son premier événement, l’exposition Setlists, présentée en collaboration avec Pop Montréal et Art Pop. L’exposition, dont le commissaire était le doctorant en communication Maxim Bonin, présentait des œuvres de l’artiste Véronique Côté, également chargée de cours à l’École supérieure de mode. Passionnée de musique et de sérigraphie, elle explore notre rapport au temps à travers une reconstitution d’un concert .
L’Atelier envisage la possibilité d’une résidence d’artiste dans ses locaux, en collaboration avec le Partenariat du Quartier des spectacles, note Anouk Bélanger. L’artiste pourra développer un projet de création à partir de l’infrastructure technologique et audiovisuelle de l’Atelier. L’Office national du film et Bibliothèques et archives nationales du Québec (BaNQ) ont été aussi été approchés par les chercheurs pour mener des projets communs.
La culture off
Grâce à un financement du CRSH, Martin Lussier mène présentement un projet de recherche sur les événements et festivals off à Montréal. «Plusieurs événements se réclament de la scène OFF, comme l’OFF Festival de jazz de Montréal ou les OFF Francofolies, remarque le professeur Nous voulons comprendre la place que ces événements occupent dans la ville.»
Martin Lussier dirige également un projet de recherche consacré aux espaces de répétition en musique. «La vitalité musicale d’une ville est souvent pensée à travers le prisme des spectacles. Cela traduit mal les pratiques de plusieurs musiciens amateurs qui n’ont pas accès aux scènes reconnues, mais qui répètent et jouent ensemble dans divers lieux disséminés dans la ville, notamment dans des bars. Encore là, il s’agit de documenter les conditions matérielles dans lesquelles ces musiciens travaillent et les embûches auxquelles ils sont confrontés.»
Un autre projet de recherche, mené par Anouk Bélanger, concerne la vie culturelle dans les espaces en friche à Montréal. «Comme c’est le cas dans d’autres villes, des artistes montréalais et des citoyens s’approprient des terrains vacants, des bars, des bâtiments industriels laissés à l’abandon. Si certaines friches sont requalifiées dans une perspective de développement économique (dépollution, remise en état), d’autres sont réhabilitées dans une optique culturelle et trouvent des usages imprévus, devenant ainsi des lieux d’expérimentation et de création.» C’est le cas du Bâtiment 7, vestige des ateliers ferroviaires du Canadien National à Pointe-Saint-Charles. Mis en place par le Collectif 7 à Nous, un organisme à but non lucratif réunissant des citoyens et des représentants de groupes culturels et communautaires issus de l’économie sociale, le Bâtiment 7 offre à la population du quartier non seulement des services de proximité, mais aussi un espace d’exposition et des ateliers de création (bois, céramique, sérigraphie).
Les chercheurs estiment que les travaux de l’Atelier menés en partenariat avec le milieu pourraient avoir divers types de retombées, comme la sensibilisation du grand public aux apports des cultures populaires, le développement de nouveaux modes de collaboration entre les animateurs du milieu de la culture populaire et les chercheurs ainsi que la formulation de recommandations pour orienter les politiques publiques en matière de développement culturel et urbain.
«Nous avons déjà produit le premier rapport synthèse sur la vie culturelle nocturne à Montréal, souligne Anouk Bélanger. Ce rapport a inspiré Montréal 24/24, un organisme sans but lucratif qui anime la vie nocturne dans la métropole. Nous souhaitons que nos recherches contribuent à soutenir une prise de décision politique qui tienne compte des réalités des cultures populaires locales, à valoriser des expériences de création singulières et à enrichir la diversité du tissu culturel urbain.»