Qu’entendons-nous par «intelligence»? Dans le cadre de sa maîtrise en éducation et pédagogie, Élisabeth Doyon s’est attaquée à cette question. Son mémoire portait sur l’impact des diverses représentations de l’intelligence dans le milieu de l’enseignement. «Le terme “intelligence” pose déjà un problème de communication. Avec l’intelligence artificielle (IA), le problème se complexifie», observe la doctorante en informatique cognitive, qui tente aujourd’hui de mieux cerner ce concept devenu omniprésent dans le discours public.
L’originalité de sa démarche? Élisabeth Doyon étudie les représentations de l’intelligence artificielle au sein d’une équipe d’Ubisoft/La Forge chargée de développer un outil de vulgarisation de ce concept. Mise sur pied par Ubisoft, La Forge est une plateforme de transfert technologique rassemblant des chercheurs universitaires et des employés d’Ubisoft qui a pour mission de créer des prototypes basés sur les plus récentes avancées académiques. Concrètement, l’équipe a conçu un jeu destiné aux jeunes de 6 à 12 ans pour le Centre des sciences de Montréal.
«Je me suis éloignée de mes premières amours», confie Élisabeth Doyon. Avec un bac en enseignement, elle se destinait à l’enseignement de l’histoire au secondaire. Mais après quelques mois, les aléas de la vie en ont décidé autrement. «L’entrée dans le milieu de l’enseignement est très difficile, note la jeune femme. Avec des problèmes de santé, c’est carrément impossible. Je me suis retrouvée à l’hôpital pendant plusieurs semaines et quand j’en suis sortie, il était clair que je devais faire autre chose.»
La jeune femme, qui adorait enseigner, s’est dirigée vers la maîtrise en sciences cognitives de l’éducation. Sous la direction de la professeure du Département d’éducation et pédagogie Mathilde Cambron-Goulet, elle a mené un projet visant à étudier l’impact des représentations de l’intelligence sur les raisonnements des enseignants. Pour y parvenir, elle a conçu son propre logiciel. Il faut dire qu’avant son bac en enseignement, elle avait fait une technique collégiale en informatique et avait travaillé une dizaine d’années dans le domaine.
Ses intérêts combinés pour l’informatique et les représentations de l’intelligence l’ont ensuite tout naturellement menée au doctorat en informatique cognitive, où sa recherche est dirigée par Serge Robert, professeur au Département de philosophie, et son collègue Roger Villemaire, du Département d’informatique.
Un projet MITACS chez Ubisoft/La Forge
Dans le cadre de son doctorat, Élisabeth Doyon a eu la chance de se greffer à l’équipe d’Ubisoft/La Forge en tant qu’observatrice participante grâce à un financement du programme MITACS. «J’ai insisté pour qu’on m’intègre à un projet, dit-elle. Je ne voulais pas être cantonnée dans un rôle d’observatrice. Je voulais participer!»
Ses connaissances en informatique lui ont permis d’être nommée chargée de projet pour Ubisoft. Son mandat? Faire le lien entre l’équipe de La Forge et celle du Centre des sciences. «J’avais les deux chapeaux: éducation et technologie, note Élisabeth Doyon. C’est souvent difficile de faire de la recherche transdisciplinaire, mais, en même temps, cela crée des occasions. Avoir la capacité de traduire les sensibilités de deux milieux, c’est un atout.»
La chercheuse a donc participé à la mise sur pied d’un projet visant à faire découvrir l’IA aux jeunes. «Il s’agit d’un programme d’apprentissage par renforcement, une application automatisée de la théorie de Pavlov», explique Élisabeth Doyon. Le but du jeu est d’apprendre à une voiture autonome à se conduire elle-même dans un environnement parsemé d’obstacles en lui donnant des punitions et des récompenses, comme au chien de Pavlov. C’est le jeune qui décide les actions qu’il punit et celles qu’il récompense. «On donne au joueur très peu d’explications, dit la chercheuse. On le place devant le dispositif et on lui dit: “Vas-y! Entraîne la voiture!”.»
Basé sur une modification du jeu Watch Dogs 2, couplé au programme de développement d’apprentissage par renforcement Smartbot, le dispositif fait partie de l’exposition permanente Explore du Centre des sciences de Montréal.
En plus de mener ses observations, la chercheuse a aussi fait remplir des questionnaires et procédé à deux séries d’entrevues avec les membres de l’équipe La Forge impliqués dans le projet. «Mon objectif est de décrire comment évolue la représentation sociale de l’IA au sein d’une équipe développant un outil de vulgarisation de l’intelligence artificielle», précise Élisabeth Doyon. Grâce à l’analyse qualitative de contenu du discours, elle compte établir une classification des représentations sociales de l’IA.
«En analyse des représentations sociales, ce qu’on traite, c’est du texte, dit la chercheuse, et j’ai pour ambition que ma thèse apporte une contribution à l’informatique dans ce domaine .»
Bourse de l’Institut des sciences cognitives
Avec deux collègues, Élisabeth Doyon a reçu une bourse de l’Institut des sciences cognitives pour appliquer ses méthodes en sciences cognitives du raisonnement à un projet sur les Annales de l’Acfas. Mené en collaboration avec Julien Vallière (pour l’aspect littéraire et historique), de McGill, et l’étudiant au doctorat en informatique cognitive Toufik Mechouma, qui agit comme programmeur, ce projet a pour objectif de produire un corpus informatisé constitué des résumés des conférences données lors des congrès de l’Acfas sous la section Philosophie durant les 63 premiers congrès de l’association, de 1933 à 1995, et publiés dans les Annales de l’association.
«Un premier travail de numérisation a déjà été fait par BAnQ, dit la chercheuse, mais le résultat est constitué d’images, ce qui veut dire qu’on ne peut pas utiliser d’algorithmes pour faire des recherches dans les textes.» En plus de préparer les archives à l’analyse de texte assistée par ordinateur, l’équipe testera une méthode d’indexation analytique par forage textuel (text mining) des conférences pour produire un corpus indexé et accompagné de métadonnées analytiques.
Au fil de ses études, Élisabeth Doyon a aussi bénéficié d’une bourse pour étudiants en situation de handicap. Elle a eu des contrats d’assistance de recherche, entre autres avec la professeure du Département d’éducation et pédagogie Carla Barroso da Costa et sa collègue du Département d’éducation et formation spécialisées France Dufour. En plus de l’Institut des sciences cognitives, elle fait partie du LANCI, un laboratoire de recherche sur les sciences cognitives, la philosophie et l’informatique. En mars dernier, elle a cosigné un article dans La Conversation avec trois autres chercheurs, dont la professeure Carla Barroso da Costa, qui portait sur l’épuisement des enseignants en lien avec la COVID-19.
Elle poursuit actuellement l’analyse des observations et des entretiens qu’elle a réalisés jusqu’en juin dernier dans le cadre de son projet avec Ubisoft/La Forge. «On parle énormément d’intelligence artificielle, que ce soit en éducation ou en politique, et ce que l’on en dit est très connoté, observe Élisabeth Doyon. Je souhaite que mon approche aide la communication en mettant en lumières les croyances profondes impliquées dans les représentations sociales de l’IA.»