
La rétention des employés est un enjeu majeur dans le secteur de la construction, aux prises depuis plusieurs années avec une pénurie de main d’œuvre. Afin de retenir les meilleurs éléments, les employeurs doivent réfléchir, entre autres, à la conciliation travail-famille. «C’est une problématique complexe, car la charge de travail et la cadence imposée par les chantiers laissent très peu de marge de manœuvre à toute forme de flexibilité», souligne Mélanie Trottier. La professeure du Département d’organisation et ressources humaines de l’ESG UQAM signe avec sa collègue Mélanie Lefrançois un article sur le sujet, paru plus tôt ce mois-ci dans la revue Ergonomics.
Il s’agit du premier article faisant état des résultats d’une étude menée par les deux professeures à la demande du ministère de la Famille, en collaboration avec la Commission de la construction du Québec. Cette demande a fait suite à un sondage sur la conciliation travail-famille réalisé par le ministère auprès de l’ensemble des secteurs d’emploi du Québec, lequel a permis de détecter des enjeux particuliers au milieu de la construction. «Le mandat qui nous a été confié était d’obtenir une vision englobante des défis, des obstacles et des pistes de solutions, et ce, autant pour les hommes que pour les femmes œuvrant dans le secteur», rapporte Mélanie Trottier.
Pour réaliser leur recherche-action, à laquelle ont collaboré une doctorante et trois candidates à la maîtrise, les professeures ont d’abord rencontré des employeurs aux pratiques exemplaires en matière de conciliation travail-famille. Elles ont ensuite réalisé des entretiens individuels avec 17 gestionnaires (14 hommes et 3 femmes) et 20 travailleurs (14 hommes et 6 femmes) de 18 entreprises différentes du milieu de la construction, en s’assurant d’une représentativité géographique et sectorielle (résidentiel, institutionnel/commercial, industriel, génie civil/voirie). Près de 800 employés et 700 employeurs ont également accepté de compléter un questionnaire en ligne sur la conciliation travail-famille.
«C’était important que notre étude englobe autant la réalité des grands employeurs que des petits, car la taille de l’entreprise a une incidence marquée sur les enjeux de conciliation travail-famille», souligne Mélanie Trottier.
Trouver le bon milieu
L’article publié dans Ergonomics porte sur le vécu des employés. «Il s’agit d’un numéro spécial de la revue soulignant l’importance d’effectuer des analyses tenant compte du sexe et du genre avant de réaliser des interventions, précise Mélanie Lefrançois. C’est le constat que nous posons pour la conciliation travail-famille dans le milieu de la construction.»
Même si la charge de travail affecte la conciliation travail-famille pour tous les employés sur les chantiers, les hommes et les femmes ne la subissent pas de la même façon, ont constaté les chercheuses. «Lorsqu’ils sont confrontés à un conflit de conciliation travail-famille, les hommes se tournent principalement vers leur conjointe qui ne travaille pas dans le milieu de la construction, note Mélanie Lefrançois. Les femmes, elles, demeurent les principales responsables de l’organisation familiale et elles tentent de trouver des solutions.»
La trajectoire professionnelle de ces femmes en est affectée: plutôt que de se cantonner à un emploi pour lequel elles ont été formées, elles cherchent avant tout un emploi leur permettant d’obtenir plus de flexibilité. C’est à ce chapitre que les chercheuses ont fait une découverte étonnante: les femmes sont davantage fidèles à leur employeur et songent moins à quitter l’industrie de la construction que les hommes. «On peut expliquer le comportement des femmes par le soutien, perçu ou réel, de leur superviseur direct», explique Mélanie Lefrançois.
Les femmes, rappelle la professeure, sont responsable de l’organisation familiale. Les enjeux de conciliation qui les concernent sont plus «visibles» pour leur gestionnaire direct, car elles demandent plus d’accommodements. «Certaines femmes nous ont raconté avoir changé d’emploi à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’elles “trouvent” un superviseur sensible à leur réalité familiale, illustre-t-elle. Elles nous ont indiqué que cette relation est essentielle pour elles et que le simple fait de pouvoir aborder cet enjeu sans crainte de conséquences est précieux.»
Après avoir traversé les nombreuses épreuves – de la formation à l’intégration dans une équipe de travail – que l’on peut imaginer se dresser sur le parcours d’une femme dans le domaine de la construction, celles qui trouvent un milieu qui leur convient y restent. «Elles ne veulent plus changer, contrairement aux hommes, qui font certes reposer le fardeau de la conciliation sur les épaules de leur conjointe et qui demandent rarement plus de flexibilité à leur supérieur immédiat, mais qui vivent pourtant les mêmes frustrations, lesquelles en poussent certains à envisager de quitter l’industrie», ajoute Mélanie Lefrançois.
Les formes de soutien
Le soutien et les mesures qui aident les femmes à concilier travail et vie familiale peuvent prendre plusieurs formes, telles que l’utilisation d’une banque d’absences-maladie ou une entente informelle à l’effet de reprendre ses heures supplémentaires en temps plutôt qu’en argent. «Un des éléments qui est revenu souvent dans les entretiens, c’est la possibilité de prendre des appels personnels sur le chantier. Ça ne prend pas toujours beaucoup de temps, mais ça peut aider grandement les femmes à gérer les imprévus», illustre Mélanie Trottier.
Certaines conventions collectives du secteur de la construction renferment des clauses liées à la conciliation travail-famille, mais ces clauses «d’intention» ne garantissent pas leur application sur les chantiers. «Les mécanismes pour les déployer concrètement sont absents ou ne passent pas le test de la réalité», souligne Mélanie Lefrançois.
La taille de l’entreprise est également un facteur important dans l’équation, observe sa collègue. «La construction est un milieu particulier: il y a beaucoup de petites entreprises où le patron – souvent un ancien travailleur de chantier lui-même – est encore sur le terrain à chaque jour. Cela ne garantit pas une ouverture à la conciliation travail-famille – après tout, c’est souvent le patron qui doit remplacer les employés absents –, mais, au moins, l’accès au superviseur immédiat est plus facile que dans les grandes entreprises.»
On en revient inévitablement à la charge de travail, constatent les chercheuses. «La météo et la livraison des matériaux peuvent affecter l’horaire chaque jour sur certains chantiers. Et plus la chaîne de sous-traitance est complexe, comme c’est souvent le cas dans les grandes entreprises, plus la marge de flexibilité est ténue pour accommoder les employés, car les contraintes de temps et de livrables sont incontournables», explique Mélanie Trottier. «C’est pour cette raison que l’élément clé de la conciliation travail-famille est la sensibilité et l’écoute du supérieur immédiat», conclut sa collègue.