Peut-on utiliser la réalité virtuelle pour traiter les problèmes de bégaiement chez les jeunes ? Voilà la question de recherche à laquelle ont tenté de répondre la professeure du Département de linguistique Lucie Ménard et ses collègues Anne Moïse-Richard (Centre de réadaptation Marie Enfant du CHU Sainte-Justine), Stéphane Bouchard (UQO) et Anne-Lise Leclercq (Université de Liège), qui cosignent un article faisant état de leurs résultats dans le Journal of Fluency Disorders.
«Le bégaiement est un trouble complexe qui implique une composante psychologique, rappelle Lucie Ménard, qui dirige le Laboratoire de phonétique de l’UQAM et qui est également chercheuse au Centre de réadaptation Marie Enfant. Les enfants et les adolescents aux prises avec ce trouble de la parole sont anxieux à l’idée de parler en public. Cette anxiété cause un cercle vicieux, car plus ils sont anxieux, plus ils bégaient. Ils finissent par développer des comportements d’évitement: ils refusent de parler, ils se replient sur eux-mêmes, ils s’isolent.»
«Le bégaiement est un trouble complexe qui implique une composante psychologique.»
Lucie Ménard
Professeure au Département de linguistique
Voilà pourquoi les orthophonistes qui travaillent auprès des jeunes qui bégaient ne se concentrent pas uniquement sur l’aspect moteur de la parole, mais aussi sur la dimension psychologique. «Il faut aider le jeune à se calmer afin de diminuer son anxiété», explique la professeure.
Les situations qui génèrent du stress varient d’un individu à l’autre. Il peut s’agir, par exemple, d’avoir à faire un exposé oral en classe, de commander un repas à la cafétéria ou de parler à un vendeur dans un commerce. «Ce n’est pas facile pour les orthophonistes, car ils ne peuvent pas recréer tous ces contextes dans leur cabinet, souligne Lucie Ménard. Et il est impossible d’amener chaque patient dans une classe réelle, au centre d’achat ou à tout autre endroit générant chez lui une situation de stress. C’est pour cela que la réalité virtuelle est une avenue à explorer. L’idée consiste à tester si on peut générer une situation aussi anxiogène que la réalité pour travailler avec le patient.»
Un trouble répandu qui s’estompe
Environ 11 % des jeunes de moins de 18 ans souffrent de bégaiement à un moment ou à un autre de leur développement. Le problème persiste chez un peu moins de 2 % d’entre eux, qui doivent alors consulter.
«Il existe différents degrés de sévérité du bégaiement, précise Lucie Ménard, qui est spécialisée dans le développement de la parole. Le bégaiement momentané survient souvent lorsqu’un enfant commence à parler et disparaît de lui-même, tout comme certaines formes qui s’estompent et disparaissent à l’âge adulte. Les formes plus sévères sont d’origine neurologique et/ou motrice et nécessitent un suivi à long terme.»
Trois prises de parole différentes
Pour les besoins de leur étude, réalisée en partie au Laboratoire de phonétique de l’UQAM avec l’aide d’étudiantes et d’étudiants de 2e et 3e cycle, les chercheuses ont utilisé le système de réalité virtuelle InVirtuo, créé par le psychologue et professeur Stéphane Bouchard, spécialiste des troubles anxieux. «Il a créé un ensemble de mondes virtuels comportant des situations stressantes, dont une classe virtuelle avec une professeure et plusieurs élèves, explique Lucie Ménard. Cet outil était destiné au traitement de l’anxiété de prise de parole. Nous avons postulé qu’il pouvait sans doute être utile pour le traitement du bégaiement.»
Environ 11 % des jeunes de moins de 18 ans souffrent de bégaiement à un moment ou à un autre de leur développement.
Équipés d’un casque de réalité virtuelle, 10 jeunes Québécois et Belges âgés de 9 à 17 ans et présentant un trouble du bégaiement ont été soumis à trois situations. «La condition contrôle était de se promener virtuellement dans un appartement vide où le jeune pouvait parler librement, précise la professeure. Ensuite, il devait effectuer une présentation orale devant la classe virtuelle, puis une présentation orale devant une classe réelle.»
Des mesures d’anxiété ont été prises lors de chaque situation, avant, pendant et après les exposés oraux. Une orthophoniste mesurait également la sévérité du bégaiement à chaque étape du processus. «Dans la classe virtuelle, où se trouvaient les personnages représentant neuf élèves et une professeure, nous pouvions générer des éléments stressants, souligne la chercheuse. Les élèves se mettaient à rire ou à bâiller, et la professeure pouvait afficher une expression faciale négative. Toutes ces réactions étaient susceptibles de générer de l’anxiété chez les participants.»
Un outil qui fonctionne
Les résultats indiquent que l’anxiété d’appréhension était moindre dans la classe virtuelle que dans la classe réelle, mais pas nulle. «L’anxiété était plus élevée dans la classe virtuelle que dans l’appartement vide», note Lucie Ménard.
Durant la présentation orale, toutefois, les chercheuses ont relevé le même niveau d’anxiété dans la classe réelle et la classe virtuelle. «Cela nous indique que le monde virtuel est un bon outil pour aider les jeunes à se désensibiliser en s’exposant à des situations stressantes afin qu’ils soient moins anxieux et bégaient moins au moment de prendre la parole dans le monde réel», souligne la chercheuse.
Les possibilités à explorer pour des projets de recherche futurs sont multiples, poursuit la professeure. «Nous voulons adapter les situations virtuelles selon différents scénarios susceptibles de générer de l’anxiété chez les jeunes qui bégaient: prendre la parole dans un groupe d’amis, se promener dans un centre commercial et interagir avec des vendeurs, commander un repas dans un restaurant… ou même, pourquoi pas, courtiser une autre personne.»
Nous recommencerons sous peu la vie sociale post-pandémie, rappelle Lucie Ménard. «Nous nous en réjouissons, mais pour les personnes qui bégaient, cela signifie qu’elles seront à nouveau confrontées aux défis de leur condition. Une raison de plus pour leur venir en aide avec tous les outils possibles.»