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Le carbone des tourbières

Les écosystèmes tourbeux stockent plus de carbone que les arbres, révèle une étude publiée dans Scientific Reports.

Par Claude Gauvreau

1 février 2021 à 15 h 02

Mis à jour le 1 février 2021 à 15 h 02

Tourbière forestière dans la région boréale du Québec.
Photo: Joannie Beaulne

Une équipe de recherche de l’UQAM est parvenue à montrer, pour la première fois, que l’accumulation de matière organique au sol, sous forme de tourbe, offre à court et à long terme une meilleure capacité de séquestration de carbone que les arbres. Les résultats de cette étude sont présentés dans l’article «Peat deposits store more carbon than trees in forested peatlands of the boreal biome», paru le 29 janvier dernier dans Scientific Reports, une revue publiée par Nature Publishing Group.

«Nous avons comparé la quantité de carbone stockée dans les horizons tourbeux, soit les couches de tourbe accumulée au sol, et les arbres depuis les 200 dernières années à partir d’une tourbière forestière de l’est du Canada, plus précisément dans la région boréale du Québec, au nord de l’Abitibi», explique Joannie Beaulne, première autrice de l’étude, qui vient d’obtenir son diplôme de maîtrise en géographie. Les professeurs Michelle Garneau et Étienne Boucher ainsi que le postdoctorant et chargé de cours Gabriel Magnan, tous rattachés au Département de géographie et au Centre de recherche sur la dynamique du système de la Terre (GÉOTOP), ont cosigné l’article.

Les résultats de la recherche sont issus d’une partie des travaux menés par Joannie Beaulne dans le cadre de sa maîtrise, sous la codirection de Michelle Garneau et d’Étienne Boucher. Ces résultats confirment une fois de plus que les tourbières ne sont pas des terrains marécageux infertiles et inutiles, comme on l’a cru pendant longtemps, mais des puits de carbone essentiels à la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère, qui contribuent à atténuer le réchauffement climatique.

«Nos résultats suggèrent que les stratégies d’aménagement dans la forêt boréale devraient accorder une attention prioritaire à la préservation des écosystèmes tourbeux afin d’atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. C’est le message clé que nous voulons envoyer.»

Joannie Beaulne,

Diplômée de la maîtrise en géographie

Cinq fois plus de carbone

L’équipe de recherche a quantifié des réserves de carbone jusqu’à cinq fois plus élevées dans le sol organique que dans les arbres. «La quantité de carbone stockée dans les arbres était en moyenne de 4,4 kilogrammes par mètre carré, contre 11,6 kilogrammes dans les horizons tourbeux», précise la diplômée.

Pourquoi les tourbières emmagasinent-elles plus de carbone que les arbres? «Notamment par la présence des sphaignes, sortes de mousses végétales qui sont à la base de la formation de la tourbe, répond Joannie Beaulne. Avec un haut taux de croissance qui favorise l’accumulation de matière organique, les sphaignes possèdent une grande capacité de captation du carbone atmosphérique.» De plus, note la jeune chercheuse, les écosystèmes tourbeux sont beaucoup moins affectés que les forêts par les perturbations naturelles – feux, épidémies d’insectes –, ce qui leur permet d’emmagasiner plus efficacement le carbone, même s’ils occupent une superficie moins grande.

S’il est reconnu que les tourbières jouent un rôle clé dans l’atténuation naturelle des changements climatiques à long terme, grâce à leur capacité d’accumuler de la matière organique depuis plusieurs milliers d’années, leur efficacité à court terme demeure mal documentée, observe Joannie Beaulne. «Il est difficile de comparer l’efficacité des arbres et des tourbières en matière de séquestration du carbone parce que leur rythme de croissance est différent. Il faut compter des centaines d’années pour les arbres contre des milliers d’années pour les tourbières. Notre étude constitue la première comparaison de l’efficacité de ces deux composantes de la forêt boréale en termes d’accumulation du carbone sur une même période de temps, soit les 200 dernières années.»

Une autre approche pour lutter contre les GES

Ces dernières années, les plans d’action climatique se sont concentrés sur le potentiel de séquestration de carbone par les arbres. Ainsi, en 2019, le premier ministre Justin Trudeau a annoncé la plantation de deux milliards d’arbres au cours des 10 prochaines années. Or, les résultats de l’étude invitent à revisiter cette approche.

«Nos résultats suggèrent que les stratégies d’aménagement dans la forêt boréale devraient accorder une attention prioritaire à la préservation des écosystèmes tourbeux afin d’atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, souligne la diplômée. C’est le message clé que nous voulons envoyer.»

Actuellement, les tourbières forestières du Québec sont perturbées par l’industrie forestière, sans égard pour leur fonction de séquestration du carbone. Selon Joannie Beaulne, des critères doivent être établis pour assurer une meilleure gestion de ces écosystèmes. «En Abitibi, les tourbières sont des milieux naturels particulièrement affectés par les activités de l’industrie forestière. Les horizons tourbeux sont notamment brassés mécaniquement pour favoriser la décomposition de la matière organique et assurer un meilleur substrat de croissance pour l’épinette noire. Ces pratiques contribuent toutefois au relâchement du carbone dans l’atmosphère, une perte qui, vraisemblablement, ne pourra pas être compensée par les arbres.»

La jeune chercheuse appelle à un changement de mentalités chez les décideurs publics et au sein de l’industrie forestière. «Nous devons éviter de répéter les erreurs commises en Europe, où les écosystèmes tourbeux ont été beaucoup exploités, avec pour résultat qu’il reste aujourd’hui très peu de tourbières intactes.»

Au Québec, les tourbières couvrent entre 8 % et 12 % du territoire et sont principalement concentrées dans les zones boréales et subarctiques. Une étude réalisée en 2016 sous la direction de la professeure Michelle Garneau, à la demande du ministère de l’Environnement, avait permis d’estimer que ces écosystèmes renferment de 8 à 10 milliards de tonnes carbone.