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Le théâtre, un art politisé

La doctorante Sarah-Louise Pelletier-Morin consacre sa thèse aux affaires Cantat, SLÀV et Kanata.

Par Claude Gauvreau

5 octobre 2021 à 14 h 10

Mis à jour le 8 octobre 2021 à 9 h 10

Scène du spectacle Kanata, mis en scène par Robert Lepage.
Photo: David Leclerc

Les travaux de recherche sur les rapports entre théâtre et société sont relativement peu nombreux au Québec. La doctorante en études littéraires Sarah-Louise Pelletier-Morin cherche à combler cette lacune avec son projet de thèse, «La politisation du théâtre dans l’espace public québécois: une enquête sur les affaires Cantat (2011), SLÀV (2018) et Kanata (2018)».

Le théâtre est un art qui suscite le débat dans l’espace public, observe Sarah-Louise Pelletier-Morin. «Au Québec, par exemple, Les Belles-Sœurs de Michel Tremblay, en 1968, et Les fées ont soif  de Denise Boucher, en 1978, ont marqué les esprits, choquant les bien-pensants et les milieux catholiques. Au cours de la dernière décennie, trois autres productions se sont retrouvées au cœur de controverses: le cycle Des femmes, du dramaturge et metteur en scène Wouajdi Mouawad, et les spectacles SLÀV et Kanata, de Robert Lepage.»

Si la participation du chanteur français Bertrand Cantat à la production Des femmes a suscité la mobilisation de groupes féministes ainsi qu’une discussion sur la violence faite aux femmes et sur la réhabilitation des personnes violentes qui ont purgé leur peine, les pièces Slav et Kanata ont été accusées de verser dans l’appropriation culturelle.

Ces trois controverses (voir encadré) ont créé une onde de choc dans la société québécoise, souligne la doctorante. «Elles ont retenu l’attention médiatique durant plusieurs semaines, générant au total près de 700 articles dans la presse écrite. Chacune d’elles a généré un débat politique et éthique plutôt qu’esthétique, portant sur la représentation de la diversité culturelle au théâtre et sur les limites de la liberté de création. Cela a permis de mesurer à quel point le théâtre est sensible aux mutations sociales et politiques.»

Plus peut-être que d’autres formes de création, le théâtre soulève les passions, croit Sarah-Louise Pelletier-Morin. Certes, dit-elle, des querelles peuvent surgir autour d’un roman ou d’un film, mais cela a rarement la même ampleur qu’au théâtre, un art collectif impliquant la coprésence d’interprètes et de spectateurs. «En mettant en scène des corps, le dispositif théâtral engendre des enjeux spécifiques liés à la représentation. Peut-on, par exemple, exposer le récit historique d’une minorité, comme la communauté noire ou autochtone, sans que les comédiens de la pièce en soient issus? Le théâtre s’inscrit enfin dans une tradition millénaire reposant sur la notion de catharsis, laquelle tend à en faire un art engagé.»

Rappel des faits

L’affaire Bertrand Cantat éclate en 2011, au moment où le metteur en scène Wajdi Mouawad annonce qu’il a recruté le musicien français pour sa trilogie Des femmes. Des groupes de femmes s’opposent à la présence de Cantat, qui avait repris sa carrière en 2010 après avoir purgé une peine de prison pour l’homicide de sa conjointe, la comédienne Marie Trintignant.

En 2018, Robert Lepage présente au TNM la pièce SLÀV, qui rend hommage aux chants composés par des esclaves afro-américains. Une pétition de 1 500 noms et des manifestants reprochent à Lepage l’utilisation de choristes et de comédiens en grande majorité blancs, entraînant l’annulation du spectacle.

Une deuxième polémique survient peu après à propos du spectacle Kanata consacré au drame autochtone dans les Amériques. Une lettre publique d’une trentaine de personnalités déplore le manque de représentativité autochtone et l’absence de collaboration avec des artistes des Premières Nations.

Rapports de pouvoir

Dans sa thèse, la doctorante examinera les rapports de pouvoir entre les groupes qui se sont opposés dans l’espace public à l’occasion des trois controverses, en particulier celles concernant les spectacles SLÀV et Kanata. «Le capital culturel et symbolique d’un metteur en scène célébré comme Robert Lepage est certainement plus grand que celui des manifestants anonymes ayant défilé devant le TNM pour protester contre SLÀV, mais ces derniers ont tout de même réussi à faire annuler les représentations», remarque Sarah-Louise Pelletier-Morin.

En plus de réaliser des entretiens avec des protagonistes des débats, la doctorante analysera les discours qui ont circulé dans l’espace public: documents radiophoniques et télévisuels, articles de journaux et de revues, déclarations sur les réseaux sociaux, etc. «Ce qui m’intéresse, ce sont les différentes conceptions du théâtre qui s’expriment dans ces discours. Je veux aussi repérer les thèmes et arguments les plus récurrents.»

Une autre partie de sa thèse sera consacrée à une réflexion critique sur la liberté de création et les phénomènes de censure et d’autocensure. «Plusieurs personnes dans le milieu théâtral au Québec ont reconnu que les controverses dans les affaires SLÀV et Kanata ont conduit à une forme d’autocensure, observe Sarah-Louise Pelletier-Morin. Cette autocensure était-elle justifiée? C’est l’une des grandes questions.» Dans le cadre de sa recherche, la doctorante entend rester le plus objective possible. «Je prendrai position dans une publication ultérieure, probablement sous la forme d’un essai. Pour le moment, je suis encore très ambivalente.»

Un art sous influence

Dans le cadre de sa recherche, la doctorante se penchera également sur les politiques culturelles et l’influence qu’elles exercent sur la création théâtrale. Les dramaturges et metteurs en scène doivent composer avec les politiques des organismes publics, lesquels financent les compagnies théâtrales et les invitent à s’intéresser à certains enjeux sociaux. Depuis quelques années, le Conseil des arts du Canada incite fortement les artisans du théâtre à collaborer avec des représentants des Premières Nations afin de les impliquer dans le processus créatif.

«Plusieurs travaux ont montré que le processus des demandes de subventions conduit les artistes à aligner leur pratique sur les politiques culturelles de l’État, lesquelles encouragent, notamment, l’égalité hommes-femmes et l’expression des voix minoritaires», note Sarah-Louise Pelletier-Morin.

Retombées sociales et théâtrales

Les controverses entourant SLÀV et Kanata ont eu des répercussions à court et moyen terme, tant dans le milieu théâtral que plus largement. «Lors de la campagne électorale de l’automne 2018, les chefs des partis politiques au Québec se sont prononcés sur les controverses, rappelle la doctorante. Le Parti libéral et Québec solidaire soutenaient les opposants à SLÀV et Kanata, alors que le PQ et la CAQ ont appuyé les créateurs des spectacles.»

On a vu les anglophones et les francophones exprimer des positions différentes dans les débats. «Les premiers ont généralement appuyé les opposants aux spectacles SLÀV et Kanata, tandis que les seconds avaient tendance à se ranger derrière Robert Lepage et le TNM», relève Sarah-Louise Pelletier-Morin .

Les polémiques ont eu aussi des retombées dans le milieu du théâtre. «Le Conseil des arts et des lettres du Québec a affirmé que les débats entourant SLÀV guideraient ses futures actions en tant qu’organisme de financement public. Lorraine Pintal, directrice du TNM, a déclaré qu’elle ne ferait plus jamais les choses de la même façon. Des observateurs ont aussi noté une place plus importante accordée à la diversité culturelle dans des productions théâtrales postérieures aux controverses.» Ainsi, à la rentrée automnale de 2019, la pièce Héritage, présentée par le théâtre Jean-Duceppe, proposait une distribution composée presque entièrement de comédiens noirs.

Quatre dossiers consacrés aux controverses ont été publiés dans des revue différentes. «Cela a ouvert la voie à tout un champ de discussions sur la liberté d’expression, lesquelles se poursuivent aujourd’hui autour du phénomène de la culture de l’effacement, aussi appelée cancel culture», indique Sarah-Louise Pelletier-Morin. Amplifiée par les réseaux sociaux, cette culture cherche à effacer des propos jugés offensants pour certains groupes ou individus, notamment dans le domaine culturel.

La doctorante dit souhaiter que le théâtre demeure un espace de liberté ouvert à la diversité, capable de questionner les normes, de critiquer les discours sociaux dominants et d’agir comme un trouble-fête.

Stage et colloque

En plus de sa thèse qu’elle souhaite terminer d’ici deux ans, Sarah-Louise Pelletier-Morin prévoit effectuer un stage dans un centre de recherche spécialisé en analyse du discours, rattaché à l’Institut Porter de l’Université de Tel Aviv, et compte organiser, en 2023, un colloque international sur la politisation du théâtre, en collaboration avec le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ), dont elle est membre.

Collaboratrice des revues québécoises Jeu, Spirale, L’inconvénient et Panorama-Cinéma, la jeune chercheuse est en voie de terminer son premier recueil de poésie et a entrepris un essai sur les débats d’idées au Québec.

Sarah-Louise Pelletier-Morin a dirigé la publication de l’ouvrage collectif Mythologies québécoises (éditions Nota bene), lancé le 25 septembre dernier, qui réunit des textes signés, notamment, par la professeure du Département d’études littéraires Martine Delvaux, les philosophe Normand Baillargeon (ancien professeur de la Faculté des sciences de l’éducation de l’UQAM) et Alain Denault ainsi que l’écrivaine Nicole Brossard (B.E.S. secondaire, 1971). «C’est un hommage à l’ouvrage Mythologies de Roland Barthes, dit-elle. J’ai demandé à des essayistes de reprendre l’approche de Barthes pour identifier quelles sont les mythologies québécoises, quel sont les objets, les lieux, les images et les événements qui nous singularisent comme peuple.»