Marc Tessier, technicien au Service de l’audiovisuel, a voté pour la première fois de sa vie lors du référendum de 1980, alors qu’il était étudiant au cégep de Jonquière. «Ce fut ma première défaite électorale et puisque je me suis senti par la suite davantage d’affinités avec les partis plus à gauche, disons que ce ne fut pas la dernière», raconte-t-il en riant. Bref, il connaissait Lévesque le politicien, mais pas vraiment l’homme et son parcours.
Aujourd’hui, le bédéiste s’émeut de l’accueil chaleureux qu’a reçu sa bande dessinée René Lévesque, quelque chose comme un grand homme (Moelle Graphik), dont le lancement avait lieu le 11 décembre dernier à Montréal. «Les gens voulaient faire signer leur exemplaire, mais ils voulaient surtout partager avec moi des souvenirs. Certains m’ont raconté avoir rencontré Lévesque de son vivant, d’autres souhaitaient témoigner de leur affection pour l’homme, du respect qu’il leur a inspiré pour avoir œuvré à faire entrer le Québec dans la modernité», confie l’auteur.
Après des études au certificat en scénarisation cinématographique à l’UQAM, Marc Tessier a poursuivi en cinéma et en photo à l’Université Concordia. Il est chargé de cours depuis 2006 à l’École multidisciplinaire de l’image de l’Université du Québec en Outaouais. «En 2016, lors d’un projet avec des étudiants en bande dessinée, l’une des contraintes scénaristiques consistait à utiliser le fantôme de René Lévesque dans un récit, raconte-t-il. Il faut croire que ce fantôme m’a hanté, car j’ai eu envie de lire la biographie en quatre tomes que le journaliste Pierre Godin a consacrée à notre ancien premier ministre. Et c’est pendant cette lecture que l’idée d’une bande dessinée est née.»
En plus du travail de Godin et de l’autobiographie de Lévesque, publiée en 1988, Marc Tessier a consulté une vingtaine de documents écrits et audiovisuels, notamment la série radiophonique Point de mire sur René Lévesque, diffusée à Radio-Canada en 10 épisodes d’une heure. Il a puisé dans toutes ces sources afin de rédiger les 13 récits correspondant à des moments marquants de la vie de son sujet. «Mon objectif était de présenter le René Lévesque que j’ai découvert à travers mes recherches, précise-t-il, et je trouvais important que l’on entende sa voix. C’est pourquoi j’ai utilisé intégralement plusieurs extraits de ses discours ou de ses interventions télévisées sans en modifier la syntaxe.»
L’ouvrage de 268 pages présente le parcours de René Lévesque, de ses années comme reporter à la fin de la Deuxième Guerre mondiale (1944-1945) et durant la Guerre de Corée (1951) jusqu’à son décès en 1987, en passant par son entrée en politique au sein du gouvernement Lesage (1960), sa bataille pour la nationalisation de l’hydroélectricité (1960-1963), l’élection du Parti québécois (1976), l’accident de voiture qui failli lui coûter sa carrière politique en 1977 et la Nuit des longs couteaux (1981). «Le fil conducteur qui m’a guidé était cette volonté de comprendre pourquoi il était et est encore tant aimé par autant de Québécoises et Québécois», souligne le scénariste. Son portrait n’est pas complaisant pour autant et rappelle que Lévesque a été démonisé par une partie de la presse anglophone et francophone de l’époque.
Un dessinateur par chapitre
La bande dessinée scénarisée par Marc Tessier est d’autant plus intéressante que les 13 récits sont illustrés par des dessinateurs différents. «Chacun apporte sa touche particulière et cela enrichit le récit. Chaque chapitre nous plonge dans une atmosphère différente», se réjouit l’auteur.
Ces dessinateurs sont Louis Rémillard, Jacob Doyon, Alain Chevarier, Blanche, Marc Pageau, Réal Godbout, Jordanne Maynard, Jean-Pierre Chansigaud, François Donatien, Christian Quesnel, Mathieu Massicotte Quesnel, Luc Sanschagrin et Sophie Bédard. «Quatre d’entre eux, Blanche, Jacob, Jordanne et Luc ont été mes étudiants à l’UQO», précise Marc Tessier. Peu importe le trait de crayon, on reconnaît immanquablement Lévesque, le plus souvent cigarette au bec ou à la main.
Corruption et nationalisation
Puisque la BD québécoise a le vent dans les voiles depuis quelques années et que René Lévesque est l’un des personnages politiques, sinon LE personnage politique le plus marquant de l’histoire du Québec, comment se fait-il qu’aucun auteur ne lui ait consacré un ouvrage jusqu’ici ? «En BD, nous travaillons souvent sur plusieurs projets à la fois, et ce n’est pas tout le monde qui a le temps de s’investir dans un récit historique comme celui-là, analyse Marc Tessier. Ce projet m’a demandé deux ans de recherche… et j’ai dû faire des choix: j’aurais pu faire un album complet avec les récits de Lévesque durant la Deuxième Guerre mondiale tellement c’était fascinant.»
En lisant l’album de Marc Tessier, on revisite plusieurs moments marquants du 20e siècle, tout en appréciant le talent du scénariste pour tisser des liens entre l’histoire personnelle de son sujet et l’histoire universelle. C’est notamment le cas pour la visite de Lévesque au camp de concentration de Dachau, en 1945, qui le marquera de manière indélébile. Les dessins de Jacob Doyon reflètent l’horreur sans nom, insoutenable, des camps de concentration.
Le chapitre relatant l’étonnante association de René Lévesque avec le lutteur Johnny Rougeau, qui agissait à titre de garde du corps pendant la campagne électorale de 1960, est particulièrement savoureux. «C’était important de rappeler que René Lévesque a dû se battre contre les sbires de l’Union nationale, laquelle avait mis en place un système de corruption électorale bien rodé, souligne Marc Tessier. Et qu’une fois au pouvoir, Lévesque a voté la Loi sur le financement des partis politiques.» La résonance avec les scandales de corruption qui se sont succédé jusqu’à tout récemment dans l’histoire québécoise ne passe pas inaperçue. «Lévesque n’était pas intéressé par l’argent, rappelle l’auteur. Pour lui, l’engagement politique devait servir le bien public et l’émancipation du peuple québécois.»
À cet égard, le chapitre le plus intéressant est celui intitulé «La bataille pour l’Hydro», qui relate les vives tensions au sein du gouvernement Lesage concernant le projet de nationalisation des compagnies d’électricité de René Lévesque, alors ministre des Ressources naturelles. Convaincu et convaincant, ce dernier a su rallier le premier ministre Jean Lesage et le vice-premier ministre Georges-Émile Lapalme à son projet. Il a aussi eu l’intelligence de s’entourer d’une solide équipe de conseillers (Michel Bélanger, Éric Gourdeau, Pierre F. Côté, André Marier, Jacques Parizeau et Rolland Giroux) afin de ficeler tous les aspects stratégiques (et particulièrement financiers) de cette méga-transaction qui a donné naissance à Hydro-Québec.
Les seules planches en couleurs
L’élection de 1976, qui a porté le Parti québécois au pouvoir pour la première fois, est le seul récit en couleurs dans René Lévesque. «Christian Quesnel, qui est aussi chargé de cours à l’UQO, m’a contacté pour me dire qu’il voulait absolument travailler sur ce chapitre», raconte Marc Tessier. Le résultat est franchement réussi, tout en contrastes entre le rouge libéral et le bleu péquiste.
Si l’histoire a retenu une victoire éclatante qui a pavé la voie à un gouvernement ayant voté plusieurs lois importantes sur les plans culturel, économique et social, on tend à oublier que le PQ ne partait pas du tout favori lors du déclenchement des élections (le parti n’avait fait élire que six députés en 1973).
La scène où René Lévesque apprend que son parti l’emporte et qu’il demande à son entourage un moment de solitude pour se recomposer avant d’aller saluer ses partisans est magnifiquement bien écrite et dessinée. Lévesque, rappelle Marc Tessier, ne réalisait pas un rêve personnel en devenant premier ministre, et ce petit miracle électoral lui fait «ressentir un mélange de gravité, de tension et d’appréhension» devant la tâche à venir.
Parions que la bande dessinée de Marc Tessier et de ses collaborateurs se retrouvera sous le sapin pour le plus grand plaisir des férus d’histoire québécoise et des jeunes générations souhaitant découvrir ce grand homme qu’était René Lévesque, dont on soulignera le 100e anniversaire de naissance en 2022.
BD le jour, UQAM le soir
Embauché à l’UQAM en décembre 2019, Marc Tessier travaille au comptoir de prêt du Service de l’audiovisuel, au pavillon Judith-Jasmin, durant le quart de soir. «J’adore cela parce que nous sommes une équipe d’artistes et nous pouvons échanger sur nos pratiques respectives, dit-il. Avoir un poste le soir me permet de travailler sur mes projets personnels pendant la journée.»
Avant d’amorcer son projet de BD sur René Lévesque, l’auteur et scénariste travaillait à une biographie du peintre Jean Dallaire, qui devrait voir le jour sous peu.